
Et si la musique se faisait image, peinture, geste ou mouvement ? Et si la musique était matérielle faite de formes et de couleurs ? Depuis toujours, l’individu produit-il des images mentales qui feraient sens selon les bruits et les sons qui l’environnent ? L’inverse serait-il également possible ? À chaque musique son contexte, sa scène ou sa narration. L’opéra, le cinéma, et plus quotidien encore, la musique de tous les jours que l’on cale dans nos oreilles, dans l’intimité de notre univers intérieur ; pour stimuler notre imaginaire, se fantasmer dans un décor ou pour se couper de celui, plus cru, d’un transport en commun. Aujourd’hui, les images nous submergent, la musique les accompagne pour, peut-être, en adoucir l’hystérie visuelle.
Aussi, ne nous étonnons pas de voir le compositeur français, Jean Françaix, ayant travaillé dès 1937 sur le film de Sacha Guitry Les perles de la couronne, nous offrir vingt ans plus tard une version musicale de La Naissance de Vénus de Botticelli. Ce même Botticelli qui inspire Debussy à la fin du XIXème siècle avec le célèbre Primavera peint presque 400 ans plus tôt. Les exemples sont nombreux. N’aurait-on pas vu Picasso, en 1917, imaginer décors et rideau de scène pour le ballet Parade de Jean Cocteau, monté par Serge de Diaghilev ? Bref, la musique et la peinture, c’est une grande histoire d’amour. Mais à l’aube du XXème siècle, de cet amour naissent de grandes réflexions sur le sujet. Si un tableau peut être mis en musique, la musique peut-elle devenir aussi palpable qu’une peinture ?
LA REPRÉSENTATION DE LA MUSIQUE
Comme nous l’écrivions précédemment, Pablo Picasso, reconnu pour avoir initié le cubisme, est approché pour réaliser les décors mais surtout le rideau de scène de Parade ; une œuvre gigantesque de 1 050 centimètres de haut sur 1 640 centimètres de large. Certainement, la toile la plus grande, à cette époque, sur laquelle l’artiste a pu se projeter. Il travaille alors avec Erik Satie en charge de la musique mais reste seul dans son atelier des Buttes-Chaumont pour faire jaillir la peinture. Lors de la première représentation, les spectateurs pouvaient admirer le trompe-l’œil sur lequel l’artiste représente une troupe de saltimbanques dominée par Arlequin et déjeunant aux sons de l’instrument à cordes tenu par l’un d’entre eux. La musique se montre mais reste discrète. Elle est un indice déposé sur la toile. Sur la partie opposée, à gauche du rideau, nous observons un cheval ailé supportant une danseuse, elle-même portant des ailes et qui s’amuse ou converse avec un petit singe situé au sommet d’une échelle tricolore. L’ensemble est enveloppé de lourds rideaux rouges qui apportent profondeur et perspective et amènent les spectateurs à porter leur regard loin jusqu’au bleu du ciel. Cette mise en scène du spectacle n’est pas sans rappeler la commedia dell’arte que Picasso connait bien et vient contraster avec le ballet qui va suivre. La mise en abyme du spectacle n’est pas un simple trompe-l’œil mais un « trompe-public » qui ne sera pas pardonné par ce dernier. L’artiste était également en charge des costumes et la dimension moderne, renforcée par la musique d’Erik Satie, n’est pas du gout de tous les spectateurs. Conclusion : c’est un scandale mais une étape est franchie ; la musique et la peinture fusionnent aussi bien dans la forme que sur le fond.
La représentation de la musique fait son chemin et en 1936 Marie Laurencin cite l’artiste espagnol dans une version des Demoiselles d’Avignon qu’elle intitule La répétition. Cette fois-ci, les cinq personnages féminins ne dansent pas sur une musique que l’on imagine mais s’entrainent pour un récital. La musique est alors omniprésente sur le tableau. Elle est incarnée par les instruments autant que par le sujet. La répétition, quant à elle, est multiple. Elle se fait à la fois par Laurencin du tableau de Picasso et comme entrainement avant le concert. Nous retrouvons, par ailleurs, la répétition des visages qui formeraientt alors une seule et même entité : la musique.
Si nous l’imaginions jusqu’à présent classique ou orchestrale, la musique prend une autre couleur avec Marc Chagall que le sujet traverse continuellement. L’artiste biélorusse est celui des symboles que les verts, les rouges et les bleus nappent. Pas un bleu Klein mais un bleu céleste, un bleu aussi profond que le ciel et aussi riche que les vitraux qu’il dessine.
La figure du violoniste est une récurrente chez l’artiste depuis 1908, comme l’agneau ou le couple de mariés. Nous la retrouvons tantôt cachée comme un murmure ou un secret à peine dévoilé, tantôt plurielle comme une mélodie obsessionnelle, ou bien au cœur de la toile. Elle possède une place particulière incarnant la musique klezmer et les sonorités juives. Le tableau intitulé La noce ne fait pas exception. Le musicien entraine les invités dans une marche solennelle. Les personnages semblent habités par les mélodies ; et il en va de même pour Le Repas de noce qu’il peint en 1920 pour le théâtre d’art juif de Moscou. Les personnages sont animés, nous les verrions presque s’agiter sous nos yeux sur les sons harmonieux emblématiques. Ainsi, artistes, musiciens et acteurs forment une farandole burlesque et tendre puis fantaisiste par l’intégration dans la composition de personnages fictifs comme l’homme-violon devenant peut-être cet homme-fou errant entre deux mondes, entre deux espaces mal définis. Chagall joue avec les couleurs et les formes qu’il travaille en surfaces planes principalement, donnant un rythme énergique à l’ensemble. Les contrastes d’intensités lumineuses et chromatiques ne font qu’accroître cette vitalité.
Dans son tableau intitulé Le violoniste, l’homme est central et domine le village qui sert de toile de fond, peut-être celui de son enfance, Vitebsk, qu’il a quitté en 1920, qu’il ne reverra plus et que l’on retrouve régulièrement dans son œuvre. L’espace pictural est consacré au musicien, démesurément grand. La recherche d’une représentation réaliste y est absente, seul le sujet et le sens donné sont importants. La musique s’affirme sur ce village enneigé, renforcée par la couleur verte de sa tête. Le vert de la transe, de l’envolé. Emportés par la passion du violoniste, tous les éléments du tableau semblent être en action créant une aura hallucinatoire, un rêve. Pour Chagall, la musique se situe entre deux univers. L’absence d’une perspective réaliste et la taille du personnage donnent l’illusion d’une lévitation, il erre entre le haut et bas, la terre et le ciel, le vivant et la mort dans une vision métaphorique de l’artiste qui quitte un monde pour accéder à un autre.
Par conséquent, la musique aurait-elle le pouvoir d’emmener celui qui l’écoute vers des contrées fantastiques ? Et qui plus est, celui qui sait la dompter, bénéficierait-il d’un pouvoir singulier ?
LA PEINTURE DONNE LE RYTHME
À l’approche du XXème siècle, Loïe Fuller interroge sa pratique chorégraphique et souhaite revenir aux sources de l’art et de la technique. Par conséquent, elle érige son corps en outil créatif et celui- ci se fait pinceau, redéfinissant l’espace. Les danses serpentines qu’elle imagine modifient les contours de sa silhouette qu’elle drape et colore. Ces variations chromatiques offrent une perception nouvelle, un rythme et une musicalité différente. Son corps devient une sculpture mobile offrant un ballet optique et sonore d’une grande vitalité.
Mais c’est Klänge qui marque un tournant dans l’histoire de l’art sur le sujet. Vassily Kandinsky travaille sur un projet d’envergure qui ne sera que le début d’une longue série de questions et de projets. En 1913, l’artiste russe propose Klänge, une expérience sensorielle alliant sonorités, poésie et peinture qui le fait progressivement abandonner la figuration pour un genre tout à fait nouveau : l’abstraction. De fait, le sens se fait jeu de formes et de couleurs et l’artiste, tel un musicien, compose sur la toile les motifs et les sonorités lumineuses inventées. Désireux de voir son rêve d’abattre les cloisons qui enferment les disciplines artistiques afin d’atteindre ce qu’il nomme un art total, l’artiste s’interroge alors sur la notion de temps, essentielle dans la musique, et amène à concevoir la peinture en rythme et en tempo. Cette notion est, par ailleurs, l’élément principal des réflexions de Nicolas Schöffer qui tend, au milieu du XXème siècle, à créer des sculptures immatérielles. Les nouvelles abstractions de Kandinsky sont les terrains d’expérimentations d’une mise en peinture de la musique. Les figures colorées répondent à une mesure et s’appliquent sur la surface telle une composition musicale ; la forme se fait note, la couleur une intensité.
Au début des années 1920, Kandinsky se voit proposer un poste d’enseignant chargé de la couleur et de la forme à l’école du Bauhaus de Weimar ; disciplines fondamentales de la pédagogie de l’établissement. Il y dirige l’atelier de 1922 à 1925. Lors de ses classes, il recycle un cours proposé mais rejeté en Russie, basé sur l’expérience et l’impression des élèves. Par l’intermédiaire de questionnaires, il les familiarise au langage de la couleur et leur propose d’associer les trois formes élémentaires aux trois couleurs primaires. Ainsi, le triangle devient jaune, la carré rouge et le cercle bleu. Une première partition chromatique est créée et sera exploitée, notamment pour la décoration des murs de l’atelier. Par la suite, Kandinsky affine sa réflexion et aspire à une abstraction plus épurée où les lignes, les traits et les points viennent enrichir son vocabulaire pictural.
Cette idée de notation musicale prend plus d’épaisseur encore lors de ses réalisations pour la décoration murale du salon de musique commandée en 1931 par Ludwig Mies Van Der Rohe, architecte et nouveau directeur de l’école du Bauhaus de Dessau, à l’occasion de l’Exposition d’architecture allemande de Berlin et qui sera détruite à la fin de l’exposition.
L’artiste est qualifié « d’ami et de maître » par Paul Klee. Les artistes, tous deux enseignants à l’école du Bauhaus, se nourrissent l’un l’autre. Au début des années 1920, Paul Klee se consacre entièrement à la peinture ; son goût pour la couleur devient plus important que celui pour la musique. Klee fut bercé dès la petite enfance par celle-ci. Son père est musicien, lui-même en a appris les rudiments. Il interprète Bach et Beethoven à merveille. La musique, plus qu’un violon d’Ingres, fait donc presque partie de son ADN. En se rapprochant de la peinture, il tente le pari de traduire les mélodies à travers un langage pictural qu’il exprime en réalisant les Polyphonies. Grâce à l’aquarelle, il diversifie les intensités chromatiques et, de fait, les variations sonores. Les deux amis, bien que différents, tentent à leur manière de concevoir des partitions picturales comme Robert Delaunay, qui côtoie le duo, les sons du train durant sa réalisation des panneaux prévus pour l’Exposition Internationale des Chemins de Fer de Paris de 1937. Si le carré est la forme de Klee, le cercle, devenu celle la plus énigmatique du fait de sa quatrième dimension suggérée, est celle de Delaunay. Il est ici fortement représenté afin d’évoquer les rouages et la mécanique pharaonique des engins. Les aplats colorés se juxtaposent et se superposent afin de créer un rythme soutenu tantôt lent tantôt saccadé. Le train se fait mélodie bruitiste à travers les choix chromatiques opérés. L’œuvre, par ses dimensions et son sujet, devient une architecture comme les tableaux rectilignes de Klee qui ne sont pas s’en évoquer la ville et les nouveaux environnements sonores qui l’accompagnent.
LA MATÉRIALISATION DU SON : L’INSTRUMENT COMME OUTIL PLASTIQUE
En 1937, Marcel Duchamp intègre à ses œuvres un objet jusqu’alors purement pratique : le phonographe. S’intéressant à la mécanique de l’optique et au rythme, il entame une approche gestuelle de l’art, que nous avions pu admirer en 1912 avec Nu descendant l’escalier qui décompose le mouvement sur une image fixe (la toile) ou avec son premier ready-made, Roue de bicyclette que Man Ray fixera sur pellicule. Il pousse sa réflexion plus loin encore avec les rotoreliefs dont le tourne-disque sert à animer les galettes noires dont sont extraites des images circulaires s’apparentant à des spirales en relief. Ainsi, l’instrument purement musical devient un outil plastique puis une œuvre. Outre cet aspect, Duchamp accompagne celle-ci d’une composition écrite par John Cage. Les deux œuvres se répondent et fusionnent matérialisant le rythme, les sons et les silences.
Les silences sont une source fondamentale dans la matérialisation du son. Par contraste ou par opposition, le son nait du silence. À l’été 1966, Joseph Beuys réalise Infiltration homogène pour piano à queue. Si le titre est énigmatique, il offre quelques menus détails sur la composition de l’œuvre. Un piano à queue de bonne facture trône au centre de l’espace d’exposition. Cependant, Muselépar une enveloppe de feutre, il lui est impossible d’émettre le moindre son. La matière qui le recouvre est un isolant thermique et phonique gris qui épouse la silhouette de l’instrument telle une seconde peau venue couvrir une impudeur. Découpées dans une taie d’oreiller, deux croix rouges sont cousues de chaque coté et suggèrent un danger ou une urgence. L’œuvre s’avère finalement tout aussi mystérieuse que son intitulé. En 1943, l’artiste allemand, mobilisé sur le front russe, a un accident d’avion et atterrit aux abords de la Crimée pour être recueilli par une tribu locale qui, selon sa propre légende, l’aurait soigné grâce à de la graisse et à une couverture de feutre. Par ailleurs, au début des années 1950, un scandale pharmaceutique est étouffé par les autorités. La thalidomide, alors fortement prescrite aux femmes enceintes pour lutter contre les nausées, endommage, in fine, le développement du fœtus. Les bouches sont ligotées et les effets secondaires désastreux passés sous silence comme ce piano proposé par Beuys ; la peau cousue, le son muet. Dix ans plus tard, l’artiste restaure son œuvre en changeant le feutre. L’enveloppe d’origine, devenue un objet d’art à part entière, s’intitule The Skin : la peau, et sera liée à son ossature. Les deux éléments fonctionnent ensemble et marquent ainsi le temps qui passe et les silences qui durent. La musique des temps révolus piégée sous la peau emprisonne la colère.
À l’inverse, Arman, en 1962, la libère en réalisant Chopin’s Waterloo. Lors du vernissage de l’exposition « Musical Rage » qui se déroule en Suisse, l’artiste met à mal un piano à queue qui hurle sa souffrance dans une mélodie, non plus aphone, mais bruitiste et atonale. Le bruit du marteau qui fracasse les os de l’instrument se mêle aux cordes qui se rompent et au souffle sonore de l’agresseur dans une chorégraphie vive et violente créant une composition musicale aléatoire et unique, impossible à réitérer. L’œuvre se fait mouvements et le corps s’articule aux sons colériques émis. Par ce geste, Arman expulse un dégoût enfoui nourri par son père durant l’enfance où l’apprentissage de la musique était une corvée. Après ce « concerto », le piano devient muet, grand perdant de cette bataille menée ; seule la trace de sa défaite exposable réside. L’œuvre performée est sonore, presque assourdissante quand celle, plastique, est morte de tout son. La notion de destruction prend une dimension très forte et plus encore lors des happenings Fluxus ; Claes Oldenburg en fait d’ailleurs un commerce en proposant des kits de destruction dans la boutique officielle du mouvement artistique. Claes Oldenburg qui s’intéresse aux objets du quotidien et de consommation comme de nombreux artistes américains de sa génération, réalise en 1972 Ghost Drum Set, un ensemble sculptural mettant en scène une batterie dégonflée ; objet absurde et dadaïste à l’image des montres molles de Dali. Évoquant le paysage, l’architecture ou des corps sexués, les batteries positionnées de la sorte deviennent plastiquement plus vivantes et organiques. Pour l’artiste, tout ce qui ne s’entend pas est perceptible. Rendu muet, l’instrument émet des sons silencieux tout aussi puissants que lorsque les baguettes frappent le tambour ou les cymbales.
L’écrivain grec Constantin Cavafis confiera « Un poète a dit : La musique la plus douce est celle qu’on ne peut pas entendre. »
Par conséquent, la musique prend place au sein de la peinture et des arts visuels et ces derniers s’intègrent à la première. Pablo Picasso illustre Guillaume Apollinaire et Cerith Wyn Evan s’inspire de Stéphane Mallarmé. Les sonorités s’immiscent partout comme le fluide de la vie, celui qui l’améliore et l’adoucit.
© DAVID VALENTIN