
Dans le flot de mes mots, je t’écris pour ne pas te perdre.
Traverser les orties : L’expression n’est pas figée dans les dictionnaires, mais elle pique l’imaginaire comme les feuilles qu’elle évoque. Elle surgit parfois dans la langue, à la frontière entre le concret et le symbolique, entre l’expérience vécue et le langage reconstruit.
Traverser les orties, ce n’est pas seulement avancer à travers ce qui brûle ou dérange, c’est aussi accepter l’inconfort du monde, l’épreuve du réel, les blessures et la douleur.
Il n’est pas ici question de botanique, mais d’endurance, de chemins mal balisés, de passages qu’on franchit à tâtons, le corps meurtri, la voix incertaine. Ce que Violette Chalier propose dans ce premier texte, c’est une traversée de l’intime, une avancée dans les herbes hautes de la mémoire, là où les mots n’ont pas encore été dits.
Le père est en train de mourir, cinq ans de maladie et la fille veille. Deux corps : celui qui s’éteint, celui qui reste, celui qui note. Une parole glisse entre le “je” qui parle et le “tu” qui s’éloigne. Le texte devient un seuil, un vestibule poreux où la douleur ne se dit pas tout à fait, mais s’inscrit, entre deux silences. Ce n’est pas une plainte, encore moins une mise à nu : c’est un ajustement avant l’heure de l’oraison entre ce qu’il reste à dire et ce qui ne pourra plus jamais l’être.
Pendant des mois, ma seule envie
Être dans mon jardin, regarder pousser les orties.
Aujourd’hui, la fenêtre me soutient à peine pour voir. Je dois
attendre que les arbres fleurissent.
Je veux planter des fraises.
Je veux nettoyer la façade, je le ferai quand le printemps arrivera.
Tu ne peux plus te lever depuis des mois.
Écrire au père, écrire le père par nécessité et par loyauté dans une prose sans pathos.
Ce n’est ni un journal intime, ni un poème, ni un récit mais un texte qui signe un poème de veille. On sent le souffle court, les gestes mesurés, la lenteur imposée par la maladie, par l’attente, par l’impuissance.
Écrire mon père, lui prêter des mots pour dire la trouille et les jours interminables
Écrire l’homme, le dos couché contre son lit, rêvant à ses vies nouvelles
Ecrire le fuyard
Traverser les orties est un recueil où la douleur devient matière littéraire.
Ce langage pour deux, celui qui meurt et celui qui veille, interroge la possibilité même de parler ensemble au seuil de la disparition. La voix se scinde glisse d’un sujet à l’autre sans rupture pour garder la mémoire vive.
Les souvenirs, c’est avec ces fragments que l’autrice tente de recomposer un visage, un lien, une tendresse qui ne s’était peut-être jamais dit.
Le texte publié par les Éditions du Bunker s’inscrit dans leur esthétique à contre-courant des formes attendues. On reconnaît leur goût pour une langue qui creuse pour imprimer une trace.
Et puis, dans les dernières pages, quelque chose s’ouvre avec un regard un peu plus doux. Un souvenir qui revient sans blesser.
Violette Chalier, Traverser les orties, Les Éditions du Bunker, parution le 22 mai 2025, 120 pages, 15 €.