Épisode 6 : Une Simone de trop
25 juillet 1957
En annonçant sa « bonne nouvelle », André avait cru voir fleurir le sourire de ma grand-mère et de tous les habitants. Son heure de gloire. L’inverse se produisit : Yvonne attrapa André par la chemise avec une violence inattendue. Deux boutons se détachèrent.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu trouves que Mathilde n’a pas assez souffert comme ça ?
En entendant les éclats de voix, ceux qui étaient partis revinrent sur leurs pas. Tous les visages se fronçaient d’incrédulité et d’appréhension. Simone retrouvée une deuxième fois, ça n’avait pas de sens.
La boulangère, qui avait deux petites filles et avait craint pour elles, s’avança vers lui.
— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est sa gamine ?
Pris de court, André balbutia, parla de la terre sur le visage de l’enfant, de griffures de ronces et de son oreille décollée.
— Ne l’écoutez pas, murmura le fils Ludiaux, il ne saurait pas reconnaître son pied gauche du droit, alors la Simone…
André ne brillait pas par sa vivacité d’esprit, il fallait l’admettre, mais tout le monde savait qu’il adorait la petite. Il lui offrait souvent des animaux taillés dans des branches mortes, des bateaux en coquille de noix et des couronnes de plumes et de fleurs.
Et il persistait
— Sa robe, je l’ai reconnue. Émile l’a emmenée à la police, ils vous le diront eux, que c’est Simone.
— Ils diront quoi ?
Mathilde s’était approchée du groupe bruyant au bord de la route. Son visage défait, aux larmes mal séchées, ses cheveux en désordre, elle tenait contre elle la petite fille aux paupières écarquillées.
— Ils diront quoi ? répéta-t-elle, les yeux lavés.
Tous se regardèrent, personne n’osa répondre.
27 juillet 1957
Deux jours plus tard, des gendarmes frappèrent à la porte de ma grand-mère. Elle ouvrit, moi sur ses talons, et ils lui tendirent une photo.
— C’est bien lui ?
Des yeux morts nous fixaient dans un visage connu.
Ma grand-mère me repoussa avec une violence inaccoutumée.
— Ne regarde pas.
J’avais vu.
On avait retrouvé mon grand-père sur un chemin de campagne, roué de coups, non loin du couvent des Ursulines où la petite fille avait été déposée. Ses poignets portaient la marque de liens, et des morceaux de tissus avaient été ramassés près de lui : des pans de robe d’enfant semblables à celles des deux fillettes. Selon la police, il avait croisé la route de l’étrangleur et s’était battu. Blessé et en fuite, il avait cherché à rejoindre la départementale et avait déboulé au moment où une voiture arrivait. Le conducteur n’avait rien pu faire.
— Il a dû effrayer l’étrangleur, avança l’un des deux gendarmes, peut-être même qu’il l’a poursuivi et que…
L’autre lui intima d’un regard le silence, comme si ces informations étaient top secret.
Wouaou ! Ma bouche béait d’admiration. Résistant un jour, résistant toujours. Ma fierté de petit-fils me gonfla le torse.
Droite sous son châle de laine bleue, ma grand-mère se signa.
— Vous devrez venir le reconnaître, dit le capitaine.
— Il a attaqué l’étrangleur et il a déposé Simone devant le couvent ? demandai-je, des étoiles dans les yeux.
Dans ma tête d’enfant, je voyais le combat dantesque entre l’infâme méchant et mon héros. Crochet du gauche, balayette, uppercut. Parce que, même quand il perd, le héros reste un héros. Simone, quelle qu’elle fût (car on en avait deux, maintenant) n’avait pas démérité et avait joué son rôle de demoiselle en détresse pour permettre au libérateur de montrer sa valeur. Grand-père avait sauvé deux petites filles au lieu d’une, il était vraiment très fort. Mes copains n’en reviendraient pas, je serais le roi de la récré.
Devant mon sourire béat, l’un des gendarmes ouvrit la bouche pour me répondre, l’autre fit taire son collègue d’un regard.
*
Le lendemain, grand-mère récupéra les valises où grand-père rangeait ses échantillons de coutellerie, les vida puis y jeta tous ses vêtements, ses cahiers, son encrier, ses cravates, ses blagues à tabac, sa brosse à dents, ses chaussures, tout ce qui lui avait appartenu, et quand il n’y eut plus de place, elle remplit un sac de voyage et un autre. Elle y fourra tout, même la Dinky-Toy qu’il m’avait offerte et monta l’ensemble au grenier. Entassé n’importe comment, contrairement à ses habitudes méticuleuses.
Et moi, je m’agenouillai dans ma chambre, au bord de mon lit, les coudes sur la couverture, pour prier avec ardeur le petit Jésus, les anges et tous les saints du calendrier, d’ouvrir grande la porte du paradis au Résistant et sauveur de Simone.
Ma grand-mère était une femme rude qui ne pleurait pas. Cette nuit-là et toutes les suivantes de cet été-là, j’entendis ses sanglots de l’autre côté de la cloison. Je la croyais sous le choc, je n’avais rien compris.
