SIMONE deux Épisode 7 

Épisode 7 : Une Simone de moins

 

29 juillet 1957

Le juge venu de loin par le train jusqu’à notre petite mairie fut catégorique : l’enfant de la fosse était Simone, les vêtements en faisaient foi, sans parler de la proximité du lieu où on l’avait retrouvée. L’enquête diligentée par ses soins le prouvait : les villageois, André en tête, l’avaient reconnue, et il y avait cette oreille décollée.

L’autre, mon Dieu, on ne savait pas d’où elle sortait, on la mettrait à l’assistance publique. Après avoir fait passer sa photo dans les journaux, bien entendu, se corrigea-t-il devant les visages atterrés des habitants du hameau plaqués contre les fenêtres de la salle du conseil.

Seuls Mathilde et le maire avaient été convoqués. Mais chacun avait par hasard une bonne raison de se trouver là à l’heure annoncée. Ma grand-mère n’avait pas fait exception, et m’avait emmené.

Mathilde, assise au premier rang, serra la petite dans ses bras sous l’œil amical des deux agents en tenue qui accompagnaient le juge. Depuis quatre jours que l’enfant était revenue, ses joues avaient retrouvé un peu de rose et un teint de poupée, même si les mots ne sortaient toujours pas de sa bouche.

Mes doigts se refermèrent aussi sur ceux de ma grand-mère sans que je m’en rendisse compte. Une tristesse palpable tombait sur nous tous avec la brûlure de la glace.

Pour l’instant, ajouta le juge en recouvrant toute son autorité, la seule vraie Simone était en de bonnes mains, à l’hôpital du département, car elle avait manqué de tout trop longtemps, de l’eau saine, de la nourriture. On ne savait pas trop de quoi elle s’était nourrie, d’ailleurs, mais elle avait bu au ruisseau. Il fallait conclure.

— Messieurs, vous pouvez procéder.

Les regards se tournèrent en direction de Mathilde qui ouvrit de grands yeux. Au pas de l’oie, les deux hommes en képi s’approchèrent d’elle en baissant la tête. Elle prit sa fille dans ses bras et se détourna avec vigueur.

Les deux agents jetèrent des coups d’œil interrogatifs vers l’autorité nationale : enlever son enfant à une mère ne faisait pas partie de leurs attributions.

— Soyez raisonnable, madame, dit le juge. Cette enfant n’est pas la vôtre, c’est une regrettable erreur administrative, vous ne voulez pas abandonner votre vraie fille ?

— C’est ma fille ! Sa place est dans ma maison.

La petite dans les bras, Mathilde se leva et sortit avec dignité. De l’autre côté, l’attroupement des curieux s’ouvrit devant ses pas et la laissa s’avancer sous le regard médusé du juge.

Revenu de sa stupeur, il fronça les sourcils et donna un coup de menton en direction des gendarmes qui sortirent aussitôt. La foule leur emboîta le pas, moi aussi. Le bruit alerta Mathilde, qui se retourna et se mit à courir.

Ah, si grand-père était là, me dis-je en la suivant.

Alourdie par l’enfant, Mathilde buta contre le bord de la route. Avec un saut de carpe, elle retomba sur le dos juste assez vite pour ne pas écraser la petite et au contraire l’accueillir contre son sein sans un choc. La fillette n’avait rien. Mathilde geignit en se relevant et se frotta la hanche.

En un instant, nous étions tous là, autour d’elle. Les policiers aussi.

Le juge, pressé, indiqua du bout de ses doigts gantés qu’il fallait à présent retirer l’enfant de ces bras souillés de terre. J’appris par la suite qu’il ne s’était déplacé que pour obtenir le bain d’acclamations auquel il pensait avoir droit en tant qu’annonciateur de bonne nouvelle : quelle mère ne le bénirait pas jusqu’à la fin de ses jours pour lui avoir rendu sa fille aimée ?

Mathilde toujours chancelante, mordit le poignet du gendarme, puis lui décocha un coup de poing aussi magistral que ceux qu’échangeaient les fils Berthier et Ludiaux quand ils avaient trop bu. C’était la première fois que je voyais une femme se battre à mains nues.

— Vous n’aurez pas ma fille !

J’eus peur et me cachai derrière ma grand-mère.

Mathilde leur agrippa les narines, leur donna des coups de pied et encore des coups de poing. Le plus petit des deux gendarmes fit ce que je n’aurais pas cru possible : il la frappa à son tour. Le juge s’approcha d’elle.

— Rétention d’enfant, madame, ça…

Un coup de sabot dans le tibia le fit taire une seconde, il répliqua aussitôt en la poussant à deux bras. Elle s’affala comme un morceau de chiffon dans la poussière.

Profitant de cet instant de faiblesse, ils lui arrachèrent la petite. Le visage du juge avait blanchi.

— Entrave à la justice ! Ça vous coûtera cher !

Haletante, elle trouva encore le souffle de crier « Simone », mais les gendarmes partaient vers la gare, au bout de la rue. L’affaire n’avait pris qu’une minute. Alors que nous sortions à peine de notre engourdissement et que Laurent Berthier donnait la main à Mathilde pour la relever, un petit sanglot jaillit du côté des képis.

— Manman !

Le cœur de Mathilde éclata et elle s’effondra.

 

 

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