Épisode 8 : La robe colorée
Août 1957
Jusqu’à la fin de l’été, ma grand-mère s’évertua à me cacher les nouvelles venant de la ferme des Balleret. « Tu n’as pas besoin de ça à ton âge. » Ce que devint Simone, ce que vivait Mathilde, je ne pus le découvrir que par bribes. Le comportement de ma grand-mère m’en apprenait pourtant beaucoup, et ses messes basses avec les commères aussi. Sans parler du patois que je maîtrisais de mieux en mieux au fil des semaines. Jamais mon oreille n’avait été si avide de le comprendre.
Quant aux blancs de l’histoire, je les comblais moi-même. Ce que je te raconte n’est peut-être pas la vérité, c’est ce que j’en ai déduit.
La fille officielle de Mathilde contracta la rougeole dans la grande salle de l’hôpital où on l’avait installée. Celle qu’on avait désignée comme sa mère alla la voir aussi souvent que possible. Enfin, la voir : elle restait à distance et détournait le visage. Comme si un face à face pouvait la faire changer d’avis.
Le premier jour, elle répéta que cette petite fille n’était pas la sienne. Elle secouait la tête avec tristesse et réclamait l’autre. Quant à celle-ci, en attendant, elle se chargerait d’elle, on n’est pas des chiens, tout de même.
— J’espère que quelque part, quelqu’un s’occupe aussi bien de « ma » Simone.
Au fil du temps, elle lui confectionna des vêtements et même un bonnet de coton fin. Il fallut bien les essayer, les lui enfiler, toucher ses bras maigres, croiser à la sauvette ce regard perdu, reconnaître cette oreille décollée. Douter souvent, n’en pas croire ce qu’elle voyait, détourner la tête ne suffisait plus. Mathilde s’attacha à elle chaque jour où le soleil se levait.
Et puis, un matin, alors qu’elle entrait dans la grande salle où était soignée la petite, le contre-jour détacha le visage poupin. Ce profil, c’était tout Fabrice. Interdite, Mathilde ne prononça pas un mot. La main sur la bouche, elle s’approcha. L’enfant tourna la tête vers elle et sourit. D’un sourire qui ne devait rien à Fabrice, lui. Mais le doute avait trouvé un petit creux chaud et confortable dans l’esprit de la mère.
Ses yeux fouillèrent chaque instant le visage, les expressions, la fossette, l’oreille, le sourcil sous les griffures des ronces qui avaient abîmé la peau délicate de la fillette. Tantôt ce n’était pas elle, tantôt il lui paraissait évident que cette enfant ne pouvait être que sa Simone qu’elle serrait contre son cœur.
Sa fille ? Sa vraie fille ?
Un frisson glacé la traversa : avait-elle donc failli réchauffer sur son sein une gamine qui n’était pas la sienne ? Le juge avait-il eu raison ?
Mais l’amour pour l’autre aussi avait planté sa graine et ses racines persistaient.
Quand elles revinrent, trois semaines plus tard, la petite maigre répondait sans hésiter au prénom de Simone et appelait Mathilde maman. Et Mathilde ne parlait plus de l’autre qu’à elle-même.
Depuis « le jour du juge », André avait quitté la ferme et travaillait chez les Berthier. Il évitait Mathilde. Et s’il la croisait malgré ses efforts, il passait au large, tête baissée, même si elle le saluait. On s’étonnait de ce refroidissement unilatéral.
— Peut-être bien que je me suis trompée, disait-il parfois. Et que c’était pas Simone.
Et il allait boire un coup dans le café en bas du village.
Mathilde avait d’autres préoccupations : la nuit, elle les voyait toutes les deux en rêves, dansant en rond. Elles couraient le cerceau, se penchaient front contre front, puis se frottaient le bout du nez en riant, leurs oreilles gauches un peu séparées de la tête.
Ah, ce rire ! La mère s’éveillait dans ses draps de lin, le corps recroquevillé, les yeux dilatés dans le noir. Elle ne doutait plus que la nouvelle Simone fût son enfant. Mais par un étrange tour de passe-passe du cœur, une Simone ne chassait pas la précédente.
Quand on lui demandait comment allait sa fille, elle répondait « Celle-ci se porte bien. L’autre, je ne sais pas. »
La petite adorait donner du foin aux lapins et lécher la cuillère en bois des pâtes à gâteaux, elle apprenait à tresser des couronnes de marguerites avec sa mère, à planter des plumes de poules dans les glands, mais ne restait pas hors de vue dans la cour. À aucun prix.
Mathilde s’ébouillanta le coude un jour plutôt que de la lâcher des yeux. Pas question de la laisser sans surveillance.
« Simone, ma Simone », lui disait-elle le soir en la berçant quand elle avait la fièvre.
Sur le registre de la mairie, elle avait une fille ; dans son cœur, deux.
Mathilde retrouva un peu de ses couleurs et parfois riait, soulagée de voir que la petite, malgré une santé fragile, avait pris plusieurs centimètres en sept mois.
Mais de temps en temps, pendant qu’on discutait avec elle, elle se figeait, se retournait, cherchait Simone des yeux, parlait de la dame en robe bigarrée qui l’avait déposée dans la grande ville, là-bas, « devant chez les sœurs », et revenait à la conversation interrompue.
La première fois, ma grand-mère lui rappela que c’était l’autre Simone qu’une femme avait laissée sur le parvis, que ça n’avait rien à voir, et d’ailleurs, qu’elle n’avait jamais vu cette femme. Mathilde se fâcha. Ma grand-mère n’insista pas : les regards perdus de la mère disaient trop que sa raison dansait sur un fil sans robustesse.
— Quand Fabrice reviendra, voulait croire mon aïeule, tout rentrera dans l’ordre.
Ma grand-mère lui rendait souvent visite. Mathilde allait de mieux en mieux, selon elle, et tous les habitants du hameau l’espéraient. « Le temps ronge toutes les douleurs, c’est de la rouille, et à la fin, il ne reste rien », disait le maire. Jusqu’au passage des Gitans dans le coin. Ou ceux qu’on appelait comme ça. Parfois, on les voyait qui « tournolaient » par ici et par là. En réalité, ils venaient chercher de la ferraille. On remarqua tous une femme en robe colorée et un homme brun avec une boucle d’oreille qui brillait sous ses cheveux noirs. Ils payaient leur pain en bonnes pièces à la boulangère et avaient même rapporté à André une oie échappée de la ferme des Balleret, alors on leur ficha la paix.
Sauf Mathilde. Alors que ma grand-mère venait avec moi prendre de ses nouvelles et faisait risette à l’enfant, la mère brandit un morceau de tissu chatoyant et nous montra des griffures à son bras.
— C’était elle. Et elle a essayé de me la voler, ajouta-t-elle en serrant la petite contre elle.
Ma grand-mère me jeta un regard en coin qui disait : pauvre Mathilde !
Février 1958
À la fin de l’hiver, la petite mourut des suites d’une tuberculose. Mathilde perdit l’appétit, la parole, ses cheveux, ses larmes. On enterra l’enfant dans un linceul en lin et un court cercueil de bois blanc. Yvonne s’occupa des formalités « en attendant que Mathilde reprenne des forces ». Je n’étais pas là pour assister à la cérémonie, mais ma grand-mère nous raconta à Pâques que le hameau ne bruissait que de cette histoire. C’était affreux, c’était terrible, on adorait se le redire dès que Mathilde avait le dos tourné.
Pendant quelque temps, il ne resta de Mathilde qu’une enveloppe vide.
C’est alors qu’on reparla de l’« autre Simone ».
