SIGNATURE SOUS TENSION : ENTRE HÉRITAGE ET AUTONOMIE

La signature, au-delà de celle que l’on appose sur une page imprimée pour attester son consentement, dépasse le geste légal. Elle se hisse à la hauteur d’un acte intime : l’affirmation de son identité. Qu’elle soit vestimentaire, sociale, culturelle ou littéraire, la question de la signature s’impose en interrogatoire impératif: D’où viens-tu ? Quelle est ta manière d’apparaître au monde ? Sous quel toit ton souffle prend -il voix ? Et plus viscéralement — où te situes-tu sur la voie qui est la tienne ? Car La signature, comme tout engagement, a pour compagne son ombre : le doute.  Ce doute, Maria Rilke, ce poète des profondeurs nous avertit dans les lettres à un jeune poète : il ne faut pas lui donner des graines de distraction, mais plutôt l’inviter dans la demeure de ton intime. L’acte créatif exige un geste d’émancipation hors du commun des conventions et normes. Notre signature, celle que l’on corrigera à coups d’obstination, que l’on polira à la sueur de nos efforts tranquilles — alors même que nous la recommencerons, encore et encore, comme ces choses difficiles que la vie a mises pour forger notre instinct. Alors surgit la question : l’audace d’exister parmi une pléthore de sujets vivants naît-elle du regard que le monde dépose sur nous comme semence ? Ou de la nécessité d’écrire pour nous-même contre l’effacement, pour se tenir vie-élan dans la langue.  Et peut-être comme le dit si joliment Annie Ernaux : « J’écris pour venger ma race. » [i]C’est-à-dire déposer aux pieds de nos chevilles, l’assignation qui nous est mère nourricière, pour sculpter notre propre héritage.

LA SIGNATURE COMME SYMBOLE D’APPARTENANCE

Avant même que nous ne sachions parler, un drapeau est levé en notre honneur, par un nom, par une langue, par des rituels de passage. Cette signature première, qui n’est pas un choix, se lit dans nos vêtements, dans notre accent, dans notre couleur de peau. Elle se devine dans les traditions que nous portons, dans la façon dont nous regardons l’autre.
Dans son livre Petit pays, Gaël Faye [ii]dit : « J’ai les yeux marrons donc je ne vois les autres qu’en marron. Ma mère, mon père, ma sœur, Prothé, Donatien, Innocent, les copains. »  On voit d’abord avec les yeux des nôtres, avec leurs peurs, leurs traumatismes, leurs histoires. Ce prisme de l’appartenance n’est pas qu’identité : c’est une manière d’habiter le monde et de s’y sentir à sa place, et bien mieux en exil. Toutefois, cette signature peut devenir une frontière, car elle nous classe, nous réduit, se mue en stigmates, et nie notre singularité au monde. Elle précède notre parole. Alors cette assignation qui nous tient nous retient dans notre élan au monde. C’est justement contre cette fatalité que naît le premier geste de réappropriation. L’auteur poursuit en expliquant : « Un jour, j’ai demandé à ceux que j’aime de m’appeler Gaby au lieu de Gabriel, c’était pour choisir à la place de ceux qui avaient choisi à ma place. » Autrement dit, même dans la signature la plus passive (le prénom), l’individu tente d’imprimer sa marque. Et c’est là, dans cette tension intime, entre ce qui nous nomme et ce que nous décidons de nommer — que commence la véritable appartenance : celle qu’on choisit de nommer.


LA SIGNATURE COMME MARQUEUR D’INDÉPENDANCE

L’acte de se signer n’est ni immédiat ni facile. Il exige de se confronter aux incertitudes et de résister aux distractions intérieures. C’est ce travail de l’âme que Rainer Maria Rilke invitait à entreprendre, il écrit ainsi, dans les Lettres à un jeune poète [iii]: « Votre doute lui-même peut devenir une chose bonne si vous en faites l’éducation : il doit se transformer en instrument de connaissance et de choix. Demandez-lui, chaque fois qu’il voudrait abîmer une chose, pourquoi il trouve cette chose laide. Exigez de lui des preuves. Observez-le : vous le trouverez peut-être désemparé, et peut-être sur une piste. Surtout n’abdiquez pas devant lui. Demandez-lui ses raisons. Veillez à ne jamais y manquer. Un jour viendra où ce destructeur sera devenu l’un de vos meilleurs artisans, – le plus intelligent peut-être de ceux qui travaillent à la construction de votre vie » Il arrive alors un moment où l’on prend la plume, et il naît ces intempestifs : qu’est-ce qui, en moi, vient de mes origines ? Qu’est-ce qui vient de ma volonté ? Suis-je le fruit d’une assignation ou l’auteur d’une trajectoire ? Et de là surgit le déclic : ma voix cesse de répéter pour commencer à dire. Celleux qui franchissent lucidement cette étape sont souvent les artistes : techniciens du langage, capteurs du présent, ou potiers des couleurs et des formes. Ils façonnent leur signature non pas pour plaire ou appartenir, mais pour révéler ce qui, en eux, ne doit rien au monde — si ce n’est le courage de s’en détacher.  L’acte de se signer n’est pas donné, il est forgé. Entre l’identité héritée et celle que nous construisons, il y a l’espace de notre dignité : l’espace où nous apprenons à écrire notre nom avec notre propre encre. On ne se signe pas une fois, on se signe chaque jour. L’écriture, ou la parole, devient alors un lieu où l’on dépose sa vie-élan contre l’effacement. C’est là que naît l’héritage que l’on sculpte. L’artiste visuel camerounais Tally Mbock le formule ainsi : « La cause de notre futur proche et lointain. Je perçois donc notre contemporanéité comme une aubaine : celle de se servir des deux pôles comme une formule. Je l’ai appelée le futur ancestral. Je l’illustre sur une ligne infinie, dont l’humain d’aujourd’hui, qu’importe le paradigme, est au centre de son histoire. » Ici, la signature devient transmission — non pas imitation du passé, mais alliance vivante entre ce qui fut et ce qui advient. Se signer, c’est alors se situer dans le temps, debout, et dire : « Je continue.»

 

La signature est le théâtre d’une tension fondamentale entre l’héritage et l’autonomie. L‘audace d‘exister ne naît pas seulement du regard que le monde dépose sur nous comme une semence, et encore moins de la nécessité d‘écrire pour nous-même contre l‘oubli, une signature n’est pas un trait figé : c’est une marque d’indépendance vivante.  Ce que je porte, ce que je suis, ce que je deviens. Elle est l’engagement permanent à être l’artisan de son propre héritage.

 

© LADOUCE YONBAN @ladouce.Y1

 

[i] Extrait du discours d’Annie Ernaux, prononcé lors du prix Nobel de littérature 2022.

[ii] Petit pays Gaël Faye. Editeur le livre de poche ; date de publication .23Aout 2017, p52

[iii]Traduction de Bernard Grasset, Édition de référence : Rainer Rilke, Œuvre 1 : Prose, Paris, Le Seuil. p67

 

 

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