AUTOFICTION UN LIEU À SOI

Autofiction, un lieu à soi pour les femmes

 

Autour de la littérature, les querelles n’ont jamais cessé.

Depuis celle des Anciens à celle des Modernes, ses critiques, ses penseurs, ses lecteurs ont continué de se disputer une certaine idée de la vérité littéraire, du talent littéraire, de la pertinence littéraire.

Au rythme de l’histoire, au fil des évolutions sociales et sociétales, le roman a muté, il a changé de voie, de langue, de perspective et d’enjeu, souvent en bousculant et déstabilisant ceux qui le lisaient, ceux qui le théorisaient, et qui se disputaient au passage la légitimité de son appropriation.

Jamais autant qu’aujourd’hui l’on n’a débattu, l’on ne s’est déchiré autour de la matière romanesque, jamais elle n’a été autant hiérarchisée, catégorisée, organisée dans une cartographie semblable à une cartographie sociale ou urbaine.

Du roman social au roman de transfuge de classe, de l’autobiographie au récit de témoignage, la matière romanesque s’est rompue, remodelée, redéfinie.

Alors qu’il se caractérisait essentiellement par une narration fictionnelle, le roman contemporain a connu une hybridation rendant la frontière entre fiction et réel de plus en plus poreuse, jusqu’au surgissement et à l’assise de l’autofiction, conceptualisée et formalisée en 1977 par Serge Doubrovsky, trois ans après la sortie de La place d’Annie Ernaux, premier roman de ce « genre » auquel l’autrice nobélisée a toujours refusé d’être associée malgré la présence de sa vie et de celle de ses proches dans la quasi-totalité de son œuvre.

Et pour cause : « Il y a un énorme malentendu (…) Je ne vois pas en quoi mes livres relèveraient de l’autofiction car il n’y a jamais une once de fiction : mon travail est la recherche de la réalité, de la vérité. », déclarait-elle dans les pages du Nouvel Obs en 2009.

Écrire sa vie, écrire l’intime aurait donc rapport avec la vérité, « je » n’est donc définitivement pas un autre, mais quid alors de la fiction ?

Et c’est autour de ce terme accolé à « auto », et qui remplace la traditionnelle et honorable « biographie » que vient la crispation, le rejet, le soupçon.

L’autofiction est tout d’abord dénigrée par ceux qui lui reprochent d’être l’art des narcissiques, des paresseux, un genre nombriliste à l’opposé du roman balzacien ou zolien qui s’intéressaient à la société.

Elle signe, comme l’évoque Philippe Lejeune, le retour du « je » balayé par le Nouveau Roman et mis de côté par le roman textuel, ainsi que celui de la réalité humaine aux prises avec l’amour, la mort, le désir, le deuil, le trauma.

Ses détracteurs lui reprocheraient donc une déficience de créativité et d’engagement, grignotés par un projet thérapeutique, cathartique, mais aussi par le déballage arbitraire et dangereux de la vie d’individus qui ne sont pas juste les faire-valoir de l’auteur, mais bien des protagonistes centraux et souvent par lesquels le mal arrive.

L’autofiction, qui est devenue au fil de ces vingt dernières années très prolifique et surtout un genre très français, raconte, comme évoqué plus haut, l’amour déçu, l’histoire familiale, l’ascension sociale, mais très souvent, hélas, la violence, l’emprise, les abus infligés aux femmes.

Depuis Christine Angot, avec L’inceste, sorti en 1999, les femmes victimes comme elles ont choisi l’autofiction pour raconter ce qui est resté longtemps inavoué, inavouable, indicible, ou pire, diminué, réduit, anéanti par l’incrédulité ou le déni.

Quand les femmes décident de choisir d’écrire l’ignoble et l’immonde dans cette sphère de l’intime autorisée par l’autofiction, elles sortent alors des commissariats, de la cellule familiale, des tribunaux et investissent un lieu à elles où le récit est possible, ininterrompu et déployé.

Pendant le temps de l’écriture, elles se dépouillent de leur condition de victime, condamnée à une mémoire personnelle douloureuse et infamante, elles reprennent le contrôle et la distance sur des évènements qui deviendront exemples, et sur cette mémoire qui deviendra collective, qui pourra peser même infinitésimalement plus lourd sur une société refusant de regarder dans les yeux la fange qui la ronge depuis trop longtemps.

À ceux qui se détournent de l’autofiction parce que la psychologie ne les intéresse pas, ils pourront écouter Neige Sinno affirmer avec un aplomb bouleversant qu’écrire son histoire ne l’a ni sauvée ni guérie, elle a choisi d’écrire pour tenter de comprendre pourquoi elle est restée victime, de dénouer les arguments de son agresseur, de les décortiquer, de faire quelque chose de l’irracontable avec l’ambition presque utopiste que d’autres puissent être protégés comme elle ne l’a pas été.

Cette autofiction-là, cette écriture intime là n’est pas celle de l’arbre généalogique à trous, ou de l’amant toxique, mais celle d’une histoire, d’une vérité, à jamais sombre, d’une plaie à jamais béante que la fiction ne sublimera pas.

 

© CHADIA SALAH

 

 

 

 

 

Auteur/autrice

1 réflexion sur “AUTOFICTION UN LIEU À SOI”

  1. Baptiste Coënt

    Effectivement, autofiction n’est pas synonyme d’egocentrisme. Il y a parfois des sujets qui ne peuvent pas être dissocié de leur contexte ou de la personnalité de l’auteur.

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