LE MAÎTRE DES MINIATURES

« L’homme avait créé la guerre et la bombe atomique, et la nature allait se venger et rendre visibles les radiations à travers le martyre de Gojira. »

Qui est derrière le monstre Gojira (futur Godzilla)  ? Qui a “créé” ce monstre, le roi des monstres ? Qui est Eiji Tsubaraya, ce directeur des effets spéciaux à la Tokyo Films, qui a deux mois pour donner une forme à ce monstre, et qui va s’engager corps et âme dans ce projet, oubliant tout, laissant sa vie de côté, pour se consacrer uniquement à ce travail.

Nous sommes au Japon, en 1954, et sous les décombres de la guerre passée et perdue, il faut avancer, créer, encore créer, car seule la création pourra venir à bout du désespoir du passé.

Telle est l’histoire, simple, du Maître des Miniatures.

Il y a quelques années sévissaient à Bruxelles deux belles maisons d’édition. Zones sensibles et Vies parallèles. Deux maisons amies, deux maisons qui proposaient alors d’autres regards, d’autres visions, d’autres perspectives. L’une et l’autre ont cessé. Sans doute parce que trop intègres. La première publia Tim Ingold, par exemple, John D’Agata[1], l’autre publia Adelheid Duvanel, par exemple, maintenant reprise chez Corti.

Deux maisons d’édition qui savaient trouver des pépites, de vraies pépites, que l’on pouvait suivre les yeux fermés, et à chaque fois, ces yeux fermés, s’ouvraient grands, sur le monde, car éblouis d’une nouvelle lumière.

J’arrête là, car le lecteur comprend que j’étais admiratif de ce travail d’édition, qui alliait beauté des textes et soins de l’édition[2].

Bref, et n’allons pas par quatre chemins, des héros de l’édition.

Pourquoi parler d’eux, alors qu’ils ne sont plus. Pas dans un geste mélancolique, loin de là, mais parce que Vies Parallèles, publia, il y a quelques années, donc, Le Maître des miniatures, de Jim Shepard. Republié ces jours jours-ci par la non moins excellente maison d’édition Zoé.

Il est toujours triste de voir disparaître des titres des catalogues, des librairies, surtout quand ils sont aussi bons que celui-ci.

Pourquoi parler de ce livre en particulier aujourd’hui, outre sa réédition ?

Parce que ce livre, ce petit livre, une centaine de pages, fait partie de ceux qui m’interrogent, souvent, régulièrement, vers lequel je reviens.

Sa forme déjà, court roman ? longue nouvelle ? novella, comme disent les anglais, povest, comme disent les russes.

On pense à Henry James, à Melville, à Ian Mc Ewan et sa fabuleuse Plage de Chesnil, mais aussi à des allemands, avec La Mort à Venise, à Senso pour les italiens, et bien sûr les russes, de Tolstoï à Dostoïevsky, en passant par Tourgueniev. Au français Paul Gadenne et son intrigante Baleine. Au classique Balzac, qui avec Ferragus, écrit une histoire d’amour et de sociétés secrètes.

La liste est longue et les exemples multiples.

Autant il faut du souffle pour écrire (et lire) La Montagne Magique, Ulysse, Guerre et Paix, La Recherche du temps perdu, L’Homme sans qualités, autant il faut de la précision pour écrire (et lire) Le Tour d’écrou, La légende du Saint-Buveur, …

Ces romans longs, imposants, que souvent on referme en se disant qu’on en prendrait bien encore 100 ou 200 pages ; ces novellas qu’on referme le cœur serré par le propos concentré, par la précision et de la langue et de la pensée. Ces courts textes qui arrivent à être un monde, qui sont un monde contenu dans un grain de riz.

J’envie, oui, je suis jaloux de ces courts romans, de ces novellas.

Oui, je suis jaloux du Maître des miniatures, du Tour d’écrou, de Baleine, de ces livres qui sont comme des objets précieux, des pierres précieuses, que je lis et relis avec toujours autant d’admiration.

Ces histoires qui dans leur écriture, parfaite, épousent ce qu’elles racontent. Jim Shepard écrit comme un japonais, comme s’il était un classique de la littérature japonaise, Soseki, tout particulièrement. Non pas en imitation, en pastiche, mais en évidence.

«Tsuburaya savait que, jour après jour, on oublie celui qui est parti. », phrase simple et cristalline, qui pourrait se trouver dans un roman de Kawabata, qui pourrait être sortie d’un haïku.

On peut ressortir cette phrase tellement reprise, «« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.»(Proust), souvent utilisée pour faire pompeux, mais qui ici, je crois, trouve toute sa signification, Jim Shepard écrit en anglais comme s’il pensait en japonais, et Hélène Papot, excellente traductrice, rend en français la beauté de la langue anglaise, passée au filtre du japonais.

«Tsuburaya savait que, jour après jour, on oublie celui qui est parti. », cette phrase comme un mantra qui est la clef de tout le récit de Jim Shepard, un récit sur l’oubli, sur ce qui passe et ne revient pas. Un récit qui nous dit que le temps passé ne revient jamais.

Un récit sur les peurs : « Dans une des premières récitations de l’école primaire dont il se souvenait, il était question de cinq terreurs classées par ordre croissant : « tremblement de terre », « ouragan », « inondation », « incendie », « père ».(…) Guetter l’apparition de la déception sur le visage de son père durant les rares moments passés avec lui était un des pires souvenirs de Tsuburaya. »

Interroger la peur inspirée des pères, des pères qui sont partis à la guerre, du père que l’on devient, du père qui a perdu son enfant.

Créer le monstre des monstres, c’est donner visage et forme aux peurs, c’est redonner visage au père, c’est se donner un visage. Terrifiant et mythique.

 

P.S., la couverture originale était très belle, dessin de Stephane de Groef, créée pour le spectacle Philip Seymour Hoffman, par exemple.

[1] Signalons la réédition, chez Tusitala, de l’incroyable Yucca Mountains, de John D’agata. Paru en 2012, chez Zone Sensible, et donc repris ces jours-ci, chez cette merveilleuse maison d’édition qu’est Tusitala, dont je reparlerai bien vite, promis.

[2] Quelques livres parus chez Zone Sensible : Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Carl Zimmer , Et l’âme devint chair, Alexis Zimmer, Brouillard Toxique, Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts….

Et chez Vies Parallèles : Jack Spicer, œuvres complètes, David Antin, Parler aux frontières,

Miklos Szentkuthy, …

© Emmanuel Regniez

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