Du fond et de la forme

Monica Castanys

On nous avait appris à l’école qu’il ne fallait pas séparer le fond de la forme, qu’ils étaient liés. Il me semble que l’on a oublié cette leçon.

De plus en plus le fond l’emporte sur la forme. De plus en plus la forme semble desservir le fond. L’ouvrage serait trop travaillé, il n’est pas lisible, il rate son sujet, peut-on lire ça et là.

Comme s’il fallait dire de la façon la plus simple et la plus plate les horreurs les plus grandes.

Mais ce n’est pas de l’écriture blanche que de faire ainsi. Loin de là. L’écriture de Camus, pour reprendre l’exemple canonique de cette écriture, n’est pas une absence de forme, mais au contraire, une forme poussée au plus loin au service d’une histoire racontée.

Le fond l’emporte sur la forme qui empêche de dire du mal de certaines œuvres, tellement le fond est (serait) fort.

Je pense à une série récente retraçant des événements contemporains, douloureux, très douloureux. Personne n’osa dire que c’était assez mal filmé, que les acteurs n’étaient pas toujours justes… car, le fond est si fort que l’on peut (on doit) passer outre quelques erreurs. Ce que me clamait un ami, récemment. « Je m’en fiche, car ce qui est dit est vrai. »

Je n’en disconviens pas.

Il y a une nécessité à dire. Oui.

Cependant, la nécessité fait-elle une œuvre ?

Je pose la question.

L’espèce humaine est un grand livre, non pas parce que ce qu’’il raconte est incroyable (que l’on a du mal à croire) mais parce que ce que dit Robert Antelme est dit dans une langue qui réussit à passer au delà et au dessus de l’incroyable, de l’indicible.

Tout comme Si c’est un homme de Primo Levi, tout comme les ouvrages de Charlotte Delbo….

Ce que raconte, Marguerite Duras, dans La Douleur, ce n’est pas sa douleur, c’est LA douleur, universelle, c’est de la littérature, avant tout. C’est-à-dire un lien fort entre le fond et la forme.

Que certains livres, films, séries, soient nécessaires à leurs autrices, à leurs auteurs, je ne remets pas en cause ce besoin, qui peut permettre à celui qui écrit, qui filme, qui « raconte », si ce n’est de panser ses plaies, au moins de les lécher.

Mais le lecteur ?

Qu’en tire-t-il ?

Lire Duras, c’est ressentir sa douleur, c’est être en empathie, avec elle, avec toutes celles et ceux qui souffrent, et avoir des mots pour des souffrances à venir qui pourraient nous arriver et peut-être réussir si ce n’est à la surmonter, à vivre avec, si ce n’est vivre avec, à avoir les mots qui peuvent soigner.

La littérature c’est, le temps de la lecture, devenir autre.

Au commencement de l’écriture était le souffle, souffle qui devient rythme, rythme sur lequel se posent les mots, mots qui font sens – un fond – … mais au final, le rythme a toujours raison.

C’est une étrange chose que le rythme.

On ne le lit pas, au sens strict.

On ne le lit pas, et pourtant il s’entend.

Il s’entend dans tout ce que l’on lit.

On ne peut pas lire sans lui, sans le rythme.

On ne peut pas écrire sans lui, sans le rythme.

Le rythme est tout en écriture, pour l’écriture.

C’est la phrase d’Hemingway : un écrivain qui n’a pas d’oreille est comme un boxeur sans main gauche.

L’oreille, donc. Le rythme, toujours.

La littérature, c’est cet art qui nous permet, devrait nous permettre, de vivre d’autres vies que les nôtres, et ainsi gagner en expérience : traverser des dangers.

Sauf que la littérature, qui est un art, est une forme. Pas simplement un fond.

La littérature, comme tous les autres arts, a sa grammaire.

Et la grammaire c’est la forme, c’est la façon de dire le monde. La grammaire de Port-Royal reste un modèle, pour cela. Celle-ci va être un point de bascule dans notre représentation du monde occidental. Une coupure.

La grammaire c’est faire des choses à la langue : à la syntaxe, à la ponctuation, à la forme et à la technique. La grammaire c’est inventer et établir notre propre langue. La grammaire c’est dire et rendre opaque le monde. La grammaire, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, c’est apprendre la désobéissance.

La désobéissance ne s’apprend pas avec de grandes idées, mais avec un rythme, avec une grammaire, avec des mots, précis et choisis.

Pour reprendre le mot de Saul Bellow, « ce n’est pas à moi d’assurer la cohésion du monde. »

Je suis d’accord avec Bellow, ce n’est pas à moi de le faire, je ne peux assurer la cohésion du monde, par contre les écrivains doivent en assurer, par la grammaire, et pour employer le mot de Warburg, la survivance.

© Emmanuel Regniez

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