Baudelaire aime-t-il le théâtre et, si oui, qu’y trouve-t-il d’assez bien pour lui ? Cherche-t-il à s’emparer d’un format qui ne se plie pas volontiers aux règles savantes de son art poétique, en tant que mode d’expression à plusieurs voix ? Ou, plus prosaïquement, à profiter d’une source opportune de revenus ? Selon Charles Asselineau, ami fidèle et premier biographe, si Baudelaire est un esprit avide de réel, c’est pour le piller et le transfigurer dans les yeux de l’autre : « Curieux, contemplateur, analyseur, il promenait sa pensée de spectacle en spectacle & de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction ; & l’œuvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur. » Le poète est en effet un spectateur attentif dont la gémellité avec l’artiste, rappelle-t-il lui-même, est l’essence même de toute œuvre d’art « […] c’est que la poésie d’un tableau doit être faite par le spectateur. »
Baudelaire, outre poète, fut aussi auteur de pièces de théâtre, ou du moins s’y essaya. Toutefois, ne parvenant pas à s’adapter au public de son époque et aux directeurs de théâtre de son temps, cette entreprise fut malheureusement un échec.
Dans cet ouvrage, l’auteur s’emploie à analyser la démarche de Baudelaire, ses visées en théâtre et la cause de sa débâcle.
Dans une synthèse tardive, riche d’enseignements sur la représentation théâtrale, il avoue son penchant prononcé pour le spectacle abouti, en forme de lustre, symbole de tous les arts de la scène réunis en un seul, mais aussi de la gloire et de l’argent. L’auteur est le démiurge souverain sur le mouvement de ses créatures dans l’espace, ainsi que leurs formes dédiées à l’imagination.
Il y eut quatre tentatives malheureusement avortées : L’Ivrogne, Le Marquis du Ier housards, La Fin de Don Juan et Idéolus.
L’auteur aborde chacune de ces œuvres, ébauche une étude, expose la pensée fondatrice de chaque pièce et tente de présenter au mieux ce qui sous-tend chacune d’entre elles.
Il présente aussi la vision théâtrale de l’écrivain dans son ensemble, l’esprit de ce dernier, sa volonté aussi : Baudelaire affranchi, Baudelaire visionnaire, Baudelaire en avance sur son temps.
Baudelaire envisage donc sa production théâtrale comme un art nouveau, quitte à déplaire ou à faire fuir. Certes, il lui faut gagner cet argent dont il a éperdument besoin et qui, de ce fait, mériterait quelques concessions de sa part. Mais, projet après projet, la vision d’un art pour la scène articulé en concepts et totalement maîtrisé, où il fait un sort aux accessoires, aux acteurs et même à la mise en scène, qui font pourtant recette, va s’essouffler d’elle-même jusqu’au renoncement […]
Le dramaturge, malgré sa situation financière désastreuse, jugeait que son art devait se placer au-dessus des contingences, quelles qu’elles soient, s’élever haut jusqu’à toucher le lustre du théâtre et être baigné de sa lumière et de son éclat.
Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant, c’est le lustre, – un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. Cependant je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques, plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes. Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.
Ainsi, voici la pensée du poète devenu auteur de pièces de théâtre.
Dans ces quelques mots, quand il évoque le rôle des femmes et des hommes, réside déjà l’idée du double, propre à toute son œuvre : « l’ivrogne et sa femme ; Don Juan et son Domestique ; le marquis et Mme de Timey ; Idéolus et Forniquette ».
Au-delà du double, dans ses pièces se retrouve aussi l’idée de dualité : l’orgueil et l’humilité, la liberté et la mort, la passion et le crime.
Toutefois, le dramaturge se projette plus loin encore dans sa recherche de dualité ou double, car il espère trouver le sien dans son public.
Baudelaire ne se contente pas de jeter les bases d’un « théâtre et son double » avant la lettre, où règne l’interaction des psychés de l’auteur de l’hypocrite lecteur/spectateur, naturellement ou artificiellement. Il cherche aussi à créer un langage nouveau pour la scène, organisé autour d’images acoustiques et visuelles.
Par ailleurs, nonobstant la langue innovante dont il use, il joue également de récurrences dans son œuvre théâtrale : « l’attirance pour le mal ; la démesure des sentiments et le défi à l’autorité ; l’ennui et la rêverie ; la dualité masculine et féminine ; la présence de la mort ». Sont-ce ces idées qui ne se prêtaient pas au Second Empire ? était-ce l’attrait de l’écrivain pour le théâtre dit de marionnettes qui le rendait inadapté au public de son époque ? peut-être était-ce aussi son refus de se plier aux attentes des directeurs de théâtre tout comme celles des spectateurs.
Pour y répondre, l’auteur aborde trois raisons pouvant justifier la défaite de l’entreprise théâtrale de Baudelaire : son modèle anticonformiste, ses personnages qui ne correspondent pas aux critères de son temps, sa personnalité intransigeante.
Car la source de son échec au théâtre, c’est bien son refus de toute compromission littéraire avec les tenants d’un genre en quête de profit. Mais c’est aussi une vision du nouveau qui n’a jamais cessé : depuis « L’Ivrogne » esquissé dix ans plus tôt, Baudelaire jette des idées sur le papier pour un théâtre à venir.
En avance sur son temps, le poète et auteur dramatique échoue là où il espérait exceller aisément et récolter l’argent nécessaire à sa subsistance. Il meurt quelques années plus tard et, à titre posthume, sa famille publiera ses pièces de théâtre.
Le présent essai souligne le côté précurseur de la démarche de Baudelaire ; de fait ses pièces préfigurent le « théâtre et son double » que développera Antonin Artaud au XXe siècle. Le bien et le mal qui s’opposent, la cruauté qui s’expose, ces éléments essentiels dans l’œuvre de Baudelaire, innovants pour son époque, passeront ensuite à la postérité.
Aurait-il fallu un public plus averti ? Baudelaire aurait-il dû s’adapter aux exigences qui lui étaient imposées ? mais alors, comme le dit l’auteur, il n’eût pas été Baudelaire.
Dramaturge ou poète, il fut, en toute circonstance, sans concession.
CROSNIER Etienne, Baudelaire pionnier du « théâtre et son double », Éditions Complicités, parution le 4 juin 2025, 130 pages, 16,00 €.
© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild
