
Quand la fiction heurte l’Histoire.
Dans Au nord du futur, Laurent Maindon poursuit sa fresque romanesque autour de la famille Müller, entamée dans deux volumes précédents, en plongeant cette fois dans une tragédie contemporaine : l’attentat du 19 décembre 2016 à Berlin, où un camion-bélier fauche des vies sur un marché de Noël. Ce point de bascule devient le nœud dramatique d’un récit dense et tendu, ancré dans l’histoire immédiate.
(…) les malédictions viennent toujours du nord. Noir intégral. Puis ces mots lancinants, avant le silence, qui reviennent de loin… Au nord du futur… Je lance le filet…
Tout s’est déroulé en un éclair. Les échoppes sont dévastées, des corps gisent au sol. C’est un carnage. Il monte un peu partout des émanations de diesel qui se mélangent à celles du sang, du caoutchouc brûlé des pneus, des frites, de la bière et du glühwein.
Les blessés crient à grand peine, du moins ceux en état de pouvoir hurler, pour qu’on leur vienne en aide, sanguinolents, membres brisés. Certains parviennent à se traîner. Des miraculés, sains et saufs, dévastés par la sidération, tremblent, tétanisés. Un cadavre empêche une survivante de bouger. Elle gît dessous, toute en sanglots rauques. Elle n’ose se mouvoir. À l’aide, murmure-t-elle.
Mais ses mots se perdent dans le tumulte qui suit.
Martin, dernier maillon visible de la famille Müller, est témoin de cet attentat, de cette sidération brute.
Fils d’Eva et de Thomas, il porte sans le savoir, les blessures de sa famille. Il est né d’un amour fracturé, dans un monde déjà usé, désenchanté. Il découvre un secret familial enfoui, lié à Thomas, son père. Ce dévoilement intime entrelace les ruines d’un passé inavoué à celles d’un présent dévasté.
Rien trouvé d’autre que deux clichés. Deux photomatons, l’un non daté, l’autre daté au dos de décembre 89. Thomas + Eva, entouré d’un cœur. Message d’ados. Ou bien d’amoureux. Il avait contemplé des heures durant les expressions. Il cherchait ses propres traits dans le regard du père. Indices disséminés.
La question qui traverse le livre n’est pas simplement : « que faire de l’héritage ? » mais plutôt : comment vivre avec des lignes de faille à l’intérieur de soi ? Car chez les Müller, on ne transmet pas seulement des noms ou des photos. On transmet l’engagement, la mémoire politique, les fêlures. Chaque personnage semble marcher au bord d’une frontière invisible entre silence et cri, entre hier et aujourd’hui.
Le titre, Au nord du futur, dit bien cette tentative de tenir debout malgré l’effondrement, de projeter quelque chose au-delà de l’instant de bascule. Il fait clairement écho à Paul Celan, une référence directe employée dans plusieurs de ses poèmes.
Au nord du futur est un roman de l’après, un roman de la sidération, du silence, de l’effondrement intime. Chaque personnage devient le lieu d’une question : que faire de cette mémoire ? Comment survivre aux échos de la terreur ? Et que signifie encore “être ensemble” dans un monde qui se fracture ?
Laurent Maindon, né à Nantes, est metteur en scène et cofondateur du Théâtre du Rictus, qu’il dirige depuis 1996. Germaniste de formation et poète, il explore depuis peu l’écriture romanesque. Sa saga La Famille Müller, publiée aux éditions Le Ver à soie, mêle drame intime et Histoire allemande contemporaine.
Le premier tome, Terre Ciel Enfer, débute à Berlin le 13 août 1961, jour de la construction du Mur. Une fillette, Éva Müller, voit sa rue coupée en deux et sa vie basculer. Le mur devient le symbole des bouleversements vécus par sa famille.
Dans le second volet, Les Morsures de l’inachevé, l’action se situe à la veille de la chute du Mur, le 30 octobre 1989. Les personnages, enfermés depuis des décennies dans une réalité divisée, sont soudain confrontés à l’ouverture du monde, entre espoir, stupeur et émotion.
Au nord du futur, 300 pages, 20 euros www.leverasoie.com
Date de publication 15 mai 2025
Laurent Maindon Compagnie de Théâtre
Théâtre du Rictus http://www.theatredurictus.fr/
© SOPHIE CARMONA
Juin 2025