
J’ai, depuis ma lecture, enfant, de L’île au trésor, une véritable passion pour les romans maritimes. Pour les romans qui se passent dans des bateaux : Moby Dick, que je place très haut dans mon panthéon, les romans de Conrad ou de London, qui sont tous des chefs-d’œuvre. Les romans plus populaires d’Alexander Kent, de Cecil Scott Forester, de Patrick O’Brian, sans oublier la trilogie de William Golding. Tous de magnifiques romans.
Sans doute aussi sont-ce des échos de mes vacances bretonnes, à Saint-Malo, ville hantée par les corsaires et les pirates.
Ainsi ai-je toujours aimé Michel Le Bris qui est souvent critiqué, moqué, dans certains milieux, mais qui est à mon avis un immense écrivain et essayiste. Allez donc voir son livre sur le romantisme, une merveille d’analyse de finesse et d’intelligence. Allez donc voir ces essais sur Stevenson, allez donc voir son travail éditorial, chez Phébus, par exemple, vous m’en direz des nouvelles !
Autant je peux être critique sur le roman, que je trouve souvent trop bavards, trop longs, manquant de souffle, autant, et soyons clairs, on ne me fera pas dire du mal d’un roman qui se passe sur mer, dans un bateau. Même s’il n’est pas très bon.
Plaisanterie à part, le thème du navire est un thème fort, fort littéraire, fort en littérature. Je pense même qu’il est la parfaite analogie de la littérature, espace clos, devant vivre et survivre par lui-même, avançant, toujours.
Un bateau, la littérature, c’est un peu pareil. C’est complètement pareil.
J’ai parlé, plus haut de romans maritimes connus. Je voudrais ici aborder un roman plus méconnu, et je suis bien triste de savoir qu’il n’a pas encore rencontré ses lecteurs.
Le navire de bois, de Hans Henny Jahnn, est ce roman, merveilleux, incroyable, et pourtant, j’en ai peur, peu connu.
Corti vient de le rééditer, en un beau livre, au format carré, à la couverture jaune.
Hans Henny Jahnn, né en 1894 et mort en 1959, est un auteur important en Allemagne, mais dont la notoriété peine à dépasser ses frontières. Mis sur le même plan que Thomas Mann et Robert Musil, il est aussi considéré comme l’un des plus grands prosateurs de langue allemande.
Son œuvre comprend des pièces de théâtre, des romans et des nouvelles.
En français, un travail colossal de traduction et d’édition a eu lieu dans les années 90, sous la houlette de Huguette et René Radrizzani et des éditions Corti, qui se sont lancées dans ce projet fou de tout, ou presque, proposer en français.
Si vous voulez savoir si votre libraire est un bon libraire, regardez dans les rayons de sa librairie s’il a au moins un ouvrage de cet auteur.
Mais revenons au Navire de bois, premier tome de la trilogie, mais qui peut se lire seul. Bien sûr le lecteur restera avec des interrogations, mais cela ne sera pas grave. Il ne faut pas hésiter à se plonger dans cet incroyable roman.
« Comme surgi du brouillard, le beau navire apparut d’un seul coup. Avec sa large proue brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et l’ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur, amarrés à l’avant et à l’arrière du navire, l’amenaient vers le mur du quai. »
Un climat, une ambiance, une façon de poser le décor, de manière très réaliste et pourtant on sent dès les premières lignes qu’il se passe quelque chose, que quelque chose va se passer. Une intrigue qui oscille entre le roman policier, le roman fantastique, qui est aux frontières du «réalisme magique », qui prend le lecteur par la main pour mieux le lâcher dans les sombres et inquiétants labyrinthes que cache le navire de bois.
Il y a d’abord, et comme dans tout roman maritime, un vrai plaisir de lecture, un enchantement de lecture même ; Il y aura une tempête, un passager clandestin, une histoire d’amour, une disparition, une mutinerie, un fantasme sur la cargaison supposée du navire. De quoi tenir en haleine le lecteur.
Mais, et vous vous en doutez, il y a plus. Car Jahnn se situe dans la lignée de Kafka, et son roman maritime est plus proche du Procès que d’un roman de Forester. Les thèmes vont se multiplier : le double, la bisexualité, la transcendance, la recherche mystique…
Un roman métaphysique comme savent le faire les auteurs allemands. On peut ne pas aimer, et trouver cela parfois un peu lourd. Mais on ne peut s’empêcher de saluer le tour de force d’un tel roman.
Ce roman me sert ici de prétexte pour aborder quelque chose qui me tient à cœur à propos de la littérature contemporaine : il y a les romans à la construction parfaite, mais qui sont bien peu intéressants, qui n’arrivent pas faire lever les yeux. Je pense ici à certains romans américains, sortis souvent de cours d’écriture. Il n’y a rien à dire, ils sont parfaits. Mais, je trouve, d’un terrible ennui. Ils sont là pour flatter avant tout le lecteur. (Je pense aussi à certains romanciers français). Puis, il y a ces romans qui sont moins ornementés, qui sont moins clinquants, mais qui vont transformer leur lecteur. Et Le Navire de bois est de la deuxième catégorie. Je ne dis pas que c’est un roman mal fichu, loin de là, mais ce n’est pas son but premier, voire seul. Il va obliger son lecteur, au fil de l’intrigue, à s’interroger, à se questionner, non pas de manière didactique, mais presque de manière dialectique. Un roman qui propose un monde, un monde clos, comme un bateau sur la mer, un monde avec ses lois et ses règles. Un monde dans lequel le lecteur accepte d’être embarqué. Et après un plus ou moins long voyage revient à terre, différent, riche de son expédition.
« Un jour, le changement intervint. Comme lorsqu’une rue est prolongée de la ville à la campagne. Ou qu’une vieille maison est démolie. Un jeune couple emménage dans l’appartement abandonné d’une personne décédée. Un champ verdoyant se transforme en cimetière. Quelque chose de douloureux qui prétend avoir pour but la joie et le progrès. »
Je crois que tout l’art et la beauté du roman de Jahnn tient dans cette citation.
On lit pour qu’un jour un changement intervienne. Un changement en soi. Un changement dans notre vision et perception du monde.
On lit pour assurer, selon le mot de Warburg, assurer la survivance du monde.
Hans Henny Jahnn, Le Navire de bois, http://www.jose-corti.fr , 328 pages, 21 euros.
Parution le 03 avril 2025
© EMMANUEL REGNIEZ
Avril 2025