
Victor Hugo
Voilà un patronyme entré dans l’histoire, connu de tous depuis le berceau, même de ceux qui n’ont jamais lu une seule ligne de ses œuvres ; un nom panthéonisé depuis bientôt un siècle et demi, placardé, encadré, imprimé, relié partout sur le globe ; pour certains c’est un monument des lettres, un homme, un poète, un romancier, un dramaturge, un pamphlétaire, un parlementaire qui a su, à bras-le-corps, s’emparer de sujets brûlants, quitte à brûler avec ; pour d’autres, en lien avec cette aura naturelle, c’est un homme vénéré, conséquence de quoi il y a là, par cette vénération, une vérité qui les surpasse, et à laquelle ils doivent naturellement s’incliner, vénérant eux aussi – du moins c’est ainsi qu’ils l’entendent. Mais l’enfant qui avait des rêves plein la tête, le jeune homme qui se passionnait pour son art, l’homme qui s’insurgeait au nom de son peuple, le vieillard enfin qui contemplait l’œuvre de sa vie, tous, petit à petit, ont forgé une arme létale : le ton.
FERMENTATION D’UNE MUSIQUE
Petit déjà, il baigne dans les livres. Né en 1802, porté par une mère qu’il adore et qui espérait, elle, une fille, loin d’un père, Léopold, chef de bataillon et protégé par Victor Fanneau de La Horie, chef d’état-major du général Moreau, lui-même commandant de l’armée du Rhin, le jeune Victor se construit dans un foyer marqué par l’absence paternelle, toutefois compensée par un amour maternel, un confort matériel et une aisance culturelle qui creusent, en son petit cœur, un tunnel bientôt rempli par une folle passion. Il lit, chante, rêve, essaie, écrit un peu, secrètement, dans sa chambre, dans le jardin, dans un coin, seul avec son feu, seul avec ses images, seul avec ses mots, fébriles et répétitifs, pour, très vite, aboutir à des textes encore imparfaits, certes, mais d’une qualité, au vu de son âge, absolument remarquable. Ainsi, le 31 décembre 1813, à douze ans, il écrit un poème à Rosalie Lucotte, une proche de la famille :
“Madame, en ce jour si beau
Qui nous annonce un an nouveau,
Je vous souhaite de bonnes années,
Des jours de soie et d’or filés,
Et surtout en votre vieillesse
De bons enfants et des richesses.
Ainsi, Madame, pour en finir,
C’est avec bien du plaisir
Que je vous présente en ce jour
Et mon hommage et mon amour.”[1]
APPROPRIATION D’UNE MUSIQUE
C’en est fait : la littérature le tient. Tacite, Virgile, Homère, les grands auteurs latins et grecs, Racine, Molière, Corneille, Shakespeare, les grands auteurs classiques forment en lui un refuge. À leur contact sa solitude se transforme ; leurs paragraphes sont comme des radeaux sur lesquels traverser plus tranquillement le fleuve de son enfance ; leurs vers l’inspirent, l’enivrent, l’enchantent ; leur intensité, leur beauté, leur noirceur parfois, leur éloquence et leur profondeur le perforent tant qu’il souhaite, en bon admirateur, les imiter – les imiter non pour les égaler, mais bien pour, à sa mesure, côtoyer un tant soit peu cette grandeur d’âme. Lui aussi, il le sent, en a l’intuition, veut écrire, raturer, élaguer, chercher, louer, contempler, émerveiller ; lui aussi veut une muse, une bouche, des lèvres, des prunelles ; lui aussi veut des courbes délicieuses ; lui aussi veut l’admiration, la dévotion, la soumission d’une créature pour laquelle il est tout, l’épicentre de tous les désirs, le feu et la glace, le soleil et la lune ; lui aussi veut lever les foules, ouïr son nom dans les rues, les théâtres, dans toutes les cours européennes ; lui aussi veut serrer les plus belles mains, douces, fines, élégantes et diamantées avec lesquelles danser et flamber ; lui aussi veut se gorger de cette importance, de ce sentiment inexprimable qu’est celui de se savoir grand, notable, admirable, un homme qui a le pouvoir d’influer sur les événements en influençant les rois ou les empereurs ; voilà pourquoi, très tôt, il ne se contente plus de lire ou d’écrire, d’imaginer çà et là quelques historiettes, mais bien, pour la première fois, de sauter le pas en envoyant ses créations à des journaux, dont l’un, le Journal de commerce, le mentionne en ces termes :
« Et quel est le grave censeur qui ne se laisserait pas dérider par un enfant de quinze ans, qui envoie ingénument sa pièce à l’Académie, et fait, peut-être sans le savoir, des vers que tout le monde regarderait comme une bonne fortune poétique ? Cet enfant se peint lui-même, errant dans les bois, un Virgile à la main, lisant les amours de Didon, et puis il vous dit avec la candeur de son âge :
Là, mon cœur est plus tendre, et sait mieux compatir
À des maux, que peut-être il doit un jour sentir !
Parents auxquels appartient ce disciple de Virgile… voyez avec quelle tendresse il faut élever cette innocente et douce créature… ! [2]»
PREMIERS CONCERTS
Oh ! mais c’est qu’il en est conscient, ce candide, c’est qu’il a une grande lucidité sur lui et son niveau, sur la perspicacité de sa petite voix intérieure qui, depuis des années déjà, timidement d’abord, prestement ensuite, ne cesse de lui murmurer une mélodie aussi lumineuse qu’un cantique, aussi sombre qu’un requiem. Depuis son enfance un souffle émane de lui, enflamme son cœur, possède ses pensées, délie et fluidifie sa langue, coordonne son phrasé, anime sa main et aiguise son style, celui qui, à mesure qu’il produit, enfle, enfle, enfle au point, très vite, de passer de ça :
« Il demande pardon à ses lecteurs de les entretenir de détails si peu importants ; mais il a cru que le petit nombre de personnes qui aiment à classer par rang de taille et par ordre de naissance les œuvres d’un poète, si obscur qu’il soit, ne leur sauraient pas mauvais gré de leur donner l’âge de Bug-Jargal […] [3]»
Et ça :
« L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d’être méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des scènes, à combiner des effets, à étudier des mœurs de son mieux ; en un mot, il a pris son ouvrage au sérieux. [4]»
À ça :
« Fasse Dieu qu’il ne se repente jamais d’avoir exposé la vierge obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux tempêtes du parterre, et surtout (car qu’importe une chute ?) aux tracasseries misérables de la coulisse ; d’être entré dans cette atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l’ignorance, où siffle l’envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités qui l’offusquent, où l’on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille ! [5]»
Oui, en quelques années seulement, on assiste à une évolution monstrueuse – et à l’avènement d’un Victor Hugo de vingt-quatre ans qui, bien décidé d’imposer et sa pièce et sa vision et sa chance, en vient, lors de sa célèbre préface, à montrer les dents, celles qui en feront grincer tant d’autres.
LE TON
Car c’est bien lui, le maître-mot : imposer. Dicter serait trop dictatorial, quoiqu’il en ait l’envergure ; suggérer, comme à ses débuts, serait trop permissif, jugé faible et craintif ; mais imposer, voilà ce qui lui ressemble : imposer sa pensée et son art, imposer ses inquiétudes, ses joies, ses victoires et ses défaites de sorte qu’elles empiètent l’espace public, enfin imposer son ton, celui-là même qui lui permet, tel un faucon bien au-dessus de la plaine, et de détecter les failles, et de fissurer les masques, et de recadrer les intempérants, et de définir l’horizon, et de tracer la voie pour y parvenir.
Car en littérature plus qu’ailleurs, le ton est primordial. C’est, sans exagération aucune, l’équivalent du sens du rythme pour un musicien ; et si le rythme est tout aussi important pour l’écrivain, il l’est cependant moins que le ton, lequel détermine tout : angle, ponctuation, cadence, et donc… rythme. Le ton, à bien des égards, ressemble à s’y méprendre au souffle ; mais si le premier tient tout entier dans la gravité et la cohérence, le second, lui, est bien plus souple, tenant tout autant du lyrisme, de l’introspection, de la technique, de l’imagination que de l’endurance pour maintenir un tel niveau de tension sur des centaines et des centaines de pages.
En bref, un ton s’identifie dès l’incipit. Il peut être mélancolique,
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. [6]»
tragique,
« Aujourd’hui, maman est morte. [7]»
mystérieux,
« — Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? [8]»
mortifère,
« Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribarne ; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur ma personne. [9]»
voire très simple,
« Appelez-moi Ismaël. [10]»
mais toujours, par le fait même de son existence, il impose une ambiance – son ambiance :
« Condamné à mort ! [11]»
HUGO ET LE TON
Mais contrairement à ce que l’on pense, Victor Hugo, malgré toutes ses qualités, est loin de faire l’unanimité. Ainsi, lors de ses funérailles pour le moins orgiaques, Bloy révélait qu’il était « parvenu à déshonorer la poésie [12]», Eugène Veuillot qu’il n’avait « cessé, pour se rendre populaire, de caresser les plus misérables passions, les plus mauvais instincts [13]», Nemo, en 1877, qu’il était arrivé à sa « complète décadence littéraire[14] », Mame et Gijord déploraient, eux, la « périlleuse impiété de ses derniers écrits [15]», Émile Faguet, plus violent encore, le considérait comme un « simple facteur de guitare [16]», Jules Lemaître comme un « Espagnol indigne de représenter la tradition du génie français [17]», Paul Bourget, piquant, l’accusait de « s’approprier le travail d’autrui [18]», et Jules Leffondrey, désolé, soupirait à la lecture de son « esprit sans portée », de sa « vide poésie [19]», tout comme Charles Maurras, en lien avec Léon Bloy, disait de lui qu’il représentait « une décadence de l’art poétique français [20]».
Bref, on le comprend, le mythe, de son vivant, est loin de faire l’unanimité. Pourquoi ? C’est tout simple : l’engagement politique de Victor Hugo est hautement dangereux – dangereux au sens populaire. Dans une France bouillonnante, en pleine mutation, tiraillée entre le passé royal, le présent révolutionnaire et le futur républicain, s’engager politiquement est un acte audacieux, courageux, mais aussi très risqué – qu’importe : Hugo mise sa popularité, sa visibilité artistique, sa vie sociale, sa paisibilité familiale pour monter sur l’estrade du Palais Bourbon, dresser le menton, et tonner. Tonner tel un batteur avec ses baguettes ; tonner tel un cantateur avec ses vocalises ; tonner tel un cinéaste derrière sa caméra ; tonner tel un hussard sur sa monture ; tonner tel un canon sur le port de Toulon ; tonner tel un ordre napoléonien ; tonner, tonner, tonner comme si chaque phrase, simple en apparence, se teintait d’une couleur chaude tant les syllabes, s’enchaînant, cadencées par des virgules semblables à des notes musicales, donnent l’illusion de pianoter sur des touches, dansotant à leur ensorcelante audition ; tonner et se déplier, se replier et tonner tel un lasso qui claque une peau, qui tord une échine, qui enserre le cou d’un animal ; enfin, tonner comme Danton lorsqu’il appelait, la tribune monopolisée, à condamner fermement les tièdes et à accélérer l’insurrection ; surtout, tonner sa propre insurrection, la hugolienne, pour mener à bien un mouvement littéraire dont il deviendra assurément, par ses envolées lyriques, le chef de file ; enfin et surtout, tonner, comme il se définira lui-même, comme une force qui va à laquelle tout est permis pour peu que le génie ne s’égare, et ce, avant tout, pour honorer sa promesse d’antan, celle jurée et crachée à ses quatorze ans, alors qu’il n’était qu’un enfant épris d’innocence, mais déjà plein d’orgueil : « Être Chateaubriand ou rien. »
© GOUJU Tony.
Correction : Gwénaëlle FOLL
[1] GALLO, Max. Victor Hugo, XO éditions, 2017.
[2] Ibid.
[3] HUGO, Victor. Bug-Jargal, 1820.
[4] HUGO, Victor. Han d’Islande, 1820.
[5] HUGO, Victor. Cromwell, 1827.
[6] RIMBAUD, Arthur. Une saison en enfer, 1873.
[7] CAMUS, Albert. L’Étranger, Gallimard, 1942.
[8] BAUDELAIRE, Charles. Le Spleen de Paris, 1869.
[9] SABATO, Ernesto. Le Tunnel, Seuil, 1978.
[10] MELVILLE Herman. Moby Dick, Gallimard, 2018.
[11] HUGO, Victor. Le Dernier jour d’un condamné, Jean de Bonnot, 1999.
[12] KAHN, Jean-François. Victor Hugo, Un révolutionnaire suivi de L’Extraordinaire métamorphose, Arthème Fayard, 2001.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid.