
Cela commença, il y a plus de trente ans, par de longues listes invariablement intitulées « VALISE ».
A l’aube d’un voyage il y a toujours la valise, ce que l’on y projette, les rêves, les espoirs et les chimères aussi. Et puis vient le départ, la concrétisation des pensées, des attentes, de tout ce que l’on a imaginé.
Pour certains partir est la première étape qui peut se réaliser en avion, bateau, voiture, bus ; pour d’autres, en revanche, prendre le large est déjà voyager, et pour ceux-là le train est le meilleur moyen de traverser le temps, l’espace et les continents, à la rencontre d’autres cultures ou de l’Histoire.
Virginie Delache est de ceux-là : pour elle, voyager en train, c’est aller à la rencontre d’autrui et de soi-même aussi, c’est sillonner le monde au fil des rails et des époques, le projet de toute une vie, en somme, qui débuta par un chaud après-midi de juin, lors d’un cours de danse classique.
« Pendant que tu te laves les dents, pendant que tu manges, pendant que tu dors, dis-toi bien qu’une autre est en train de travailler ! Et que demain elle sera meilleure que toi ! Chaque minute que tu ne passes pas à danser, quelqu’un d’autre en profite ! » s’était-elle mise à crier, ponctuant chaque phrase d’un coup de bâton frappé au sol.
Ce sont les mots, je m’en souviens parfaitement, de ma professeure en 4e division (les classes de l’École de dans de l’Opéra sont appelées divisions, organisation militaire oblige) alors que je viens d’exécuter devant elle la variation pour l’examen qui approche.
[…]
Ce n’est pas celle qui s’entraîne plus que moi que je vois, mais des centaines, des millions de personnes, chacune occupée à quelque chose sur la planète, en cet instant précis. Un panoptique vertigineux. C’était tellement excitant : elle m’avait subitement donné faim, une faim dévorante, insatiable. Elle avait raison. Désormais, je voulais tout voir (et finalement, je lui dis merci).
Je n’ai pas trouvé meilleur poste d’observation pour assouvir cette faim que la fenêtre du train.
Au fil des ans, les trains l’auront menée à travers le monde, à la rencontre des gens qui peuplent notre planète ronde, en Inde, aux États-Unis, en Egypte, en Chine, en Italie, au Japon et en Sibérie.
Ce sont les destinations choisies que l’on découvre au gré des pages et de sa vie.
Deux fois je suis venue ici, sur la côte est du Tamil Nadu.
La première, j’avais vingt-quatre ans. La seconde, quinze ans plus tard, trente-neuf. Entre ces deux moments de ma vie, j’ai épousé celui rencontré à New York, eu trois enfants, un cancer, et un terrible tsunami est venu frapper le littoral de la région.
Le petit village d’autrefois, Mahabalipuram, porte désormais un nom tamoul : Mamallapuram.
Au pays de Brahma, Vishnu et Shiva, un train en retard la laissa, l’air hagard, sur un quai de gare, en pleine nuit.
Point de départ de ses souvenirs, cet épisode nous entraîne au gré des ses pensées et pérégrinations, au fil des paysages, à la rencontre d’une population bigarrée.
Petit homme aux jambes arquées, pagne blanc, chemise rouge, valise tenue à bout de bras calée sur son turban. Homme d’affaires un peu gras en chemisette beige, cheveux huilés séparés par une raie bien nette. Femme drapée dans son sari vert, immobile, à côté de ses bagages. Champs d’herbe rase brûlée par le soleil. Maisons basses. Chiens errants au bord des rails.
Ce périple est aussi une aventure littéraire dans les pas d’un autre, une remontée dans le temps, tout comme l’est également le voyage au cœur de cette terre qui vit l’émergence d’une civilisation au fil du Nil : l’Égypte.
Traverser ce pays, c’est passer au travers des millénaires, penser aux grands noms qui ont foulé ce sol : Khéops, Thoutmôsis, Akhenaton, Toutânkhamon, Ramsès II, Néfertiti, Cléopâtre… c’est remonter le Nil et l’Histoire, au gré des divagations géographiques et historiques.
Partir de l’embouchure, Alexandrie, traverser l’Égypte, la Nubie, le Soudan, jusqu’à la confluence où s’unissent Nil Bleu et Nil Blanc. Décider quel affluent suivre : à travers les hauts plateaux abyssins ver le lac Tana en Éthiopie, par les marais vers le lac Victoria en Ouganda ou d’autres encore.
Puis, en changeant de continent, être confronté à l’Histoire qui s’écrit au présent, aux slogans énoncés dans le train en langue locale et qui rappellent ce que tout bon citoyen doit faire dans ce pays de régime communiste : la Chine.
Du piano sirupeux à la Richard Clayderman. Un message parlé. Du violon façon André Rieu. Un message parlé (mon voisin répond à mon air interrogateur par un geste de main qui se brosse les dents. C’est l’heure des recommandations hygiéniques : « Brossez-vous les dents ! Brossez-vous les dents pour être un bon citoyen ! »).
La Chine, contrastée, dans la vie politique tout comme dans la population rencontrée, tel ce couple de Tibétains croisés au hasard du voyage, au milieu de nulle part.
Nous décidons de marcher vers les deux silhouettes qui se rapprochent, jusqu’à nous trouver face à un jeune couple qui arrive à pied du fond de la vallée, vêtu de ses plus beaux atours pour se rendre à la vile. Elle porte une longue cape de laine noire bordée d’un ruban rouge, un large collier serti de turquoises sur la poitrine, de lourds bracelets d’or. Le pantalon souple de l’homme est rentré dans ses bottes noires, une dague pend à la ceinture qui resserre sa veste. De longues mèches folles encadrent leurs visages brunis par le soleil. Libres, sauvages, nomades.
Voyager en train offre l’opportunité de rencontrer l’autre, mais aussi de renouer avec soi, de se laisser réenchanter au fil des paysages par les références littéraires qu’ils font ressurgir : Paul Claudel au Japon, la Baba Yaga en Sibérie ; le voyage est tout aussi littéraire que géographique.
Il nourrit l’esprit et l’âme poétique, il donne l’essence ou naissance à une plume qui se joue aventureuse et rêveuse, poétique et onirique.
Comme un gisant de cathédrale, je m’allongerai sur un mince futon, toute propre dans mon yukata propre, la tête bien calée sur un oreiller remplie de noyaux de cerise crissant au moindre mouvement. Je fermerai les yeux quand, au printemps, tous les pétales de tous les cerisiers roses tomberont sur ma joue comme une caresse de soie et finiront par m’ensevelir – oh, que le train ne redémarre jamais.
Et ces mots ne sont pas sans rappeler ceux d’Alphonse de Lamartine « Ô temps ! suspends ton vol » car il est vrai que ces voyages, véritables odyssées qui forgent l’expérience autant que l’esprit, on les rêverait sans fin, tant l’appétit de découverte est insatiable.
« Et vous, heures propices, suspendez votre cours ! », vous, terres évocatrices, enchantez nos jours ! Créez de l’étonnement, face à la beauté aux mille atours, stimulez la prose et la plume, formez un récit inspirant !

Virginie Delache
Viriginie Delache, Tous les trains du monde, Editions Akinome, parution mars 2025, 152 pages, 20 €.
https://www.editions-akinome.com/produit/69/9782494997080/tous-les-trains-du-monde
© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild