LE GRAND FLEUVE AMOUR

À l’extrême Orient de la Russie, l’Amour serpente sur près de 2 850 kilomètres avant de se jeter dans l’océan Pacifique. Ce cours d’eau, frontière entre la Russie et la Chine, a nourri récits d’exploration et descriptions géographiques, tout en alimentant un imaginaire de l’éloignement et des circulations intérieures.

Dans Le grand fleuve Amour, la romancière et poétesse suisse Leta Semadeni s’empare de cette réalité pour en faire un lieu de mémoire et d’émotion, un espace où se croisent le mouvement du monde et les méandres de l’intime.

Leta Semadeni signe un récit à la croisée de la poésie et du roman. Traduit de l’allemand (Suisse) par Barbara Fontaine, ce récit fragmentaire explore, à travers la mémoire d’Olga, la manière dont les instants, les voix et les lieux composent une vie. On y entre comme dans un fleuve, porté par un courant subtil et l’on en ressort imprégné d’une lumière à la fois douce et tranchante.

Olga et Radu se rencontrent pour la deuxième fois par hasard en Amérique latine. Ils parcourent le monde ensemble, puis Radu trouve dans la maison d’Olga un havre provisoire, revenant entre deux expéditions à la recherche des tigres de Sibérie, sur les rives du fleuve Amour. Chaque départ laisse dans le cœur d’Olga une brisure silencieuse. Entre ces absences, le récit déroule la vie d’Olga : son enfance dans les Alpes suisses, ses conversations avec Elsa, la vieille voisine drôle et attentive, les journées rythmées par la présence de son chat, le Petit Tigre. Les souvenirs de voyages se mêlent aux instants immobiles, dans une écriture qui épouse les méandres de la mémoire.

La carte postale d’Équateur montrait une vue du Sangay en train d’expulser un petit nuage de fumée alerte. Radu la lui avait envoyée lorsqu’il avait navigué sur l’Aguarico, en pleine jungle, pour son film sur les Colorados. Olga elle-même avait déjà vu le volcan en activité, l’année où elle travaillait là-bas au projet sur les orchidées locales et où ils s’étaient rencontrés pour la deuxième fois, par hasard.
Cette carte postale lui rappelait que parfois elle le voyait ainsi, comme un volcan assoupi qui expulsait des fumerolles à intervalle régulier, semblable au Sangay ou à la cheminée du village en novembre
– de petits avertissements si inoffensifs qu’on les voyait et les entendait à peine.
L’envie la prit soudain d’ouvrir le cœur de Radu
comme on casse une noix.

Construit en 105 courts chapitres, le livre alterne réminiscences, dialogues, observations infimes et éclats poétiques. Il ne se déroule pas selon une chronologie linéaire.

L’enfance d’Olga dans les Alpes suisses, ses conversations avec Elsa, vieille dame vive et perspicace de la Maison jaune, ses moments quotidiens à l’orée de la forêt avec un chat prénommé Petit Tigre, se mêlent aux souvenirs de voyages en Russie, à New York ou en Équateur.

Ce montage fragmentaire épouse les détours de la mémoire : il ne suit pas la ligne droite, mais la logique sinueuse des résonances.

Le style de Leta Semadeni, limpide et précis, refuse la linéarité pour mieux saisir la vérité mouvante de la mémoire en condensant une émotion ou un paysage en quelques lignes ou en captant l’infime pour en faire le centre du récit.

L’Amour, le fleuve, devient ici un espace symbolique : la ligne mouvante où se rejoignent le départ et l’attente, le désir et le manque.

Leta Semadeni, figure majeure de la littérature suisse, a vécu et travaillé en Amérique latine, à Paris, Berlin et New York avant de revenir dans sa vallée natale des Grisons. Poétesse et romancière, elle maîtrise l’art de la condensation poétique tout en maintenant une intensité narrative. Sa langue, traduite avec sensibilité par Barbara Fontaine, préserve cette tension entre dépouillement et densité, entre fluidité et précision.

Le grand fleuve Amour est un roman sur le mouvement et l’ancrage, sur l’attente et le retour, sur la permanence de ce qui change.

 

Le grand fleuve Amour, Leta Semadeni, 208 pages, 21 €

Le grand fleuve Amour – Zulma

Traduit de l’allemand (Suisse) par Barbara Fontaine

Parution le 21 août 2025

© SOPHIE CARMONA

Auteur/autrice

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut