
Le Dr Farid et les organisations non gouvernementales qui l’accompagnaient considéraient ce pays comme un chantier. Un chantier où les femmes, miroirs de la société et héritage de la noblesse du monde, avaient besoin d’être réparées, tant sur le plan moral que physique, pour que cette fragile partie de l’Afrique puisse enfin connaître son élévation, son ascension manifeste, son émergence subtile. Ces femmes, ces jeunes filles, ces fillettes qui, sans le savoir, semblaient être des munitions infinies, des projectiles à fragmentation, des mines artisanales, des boucliers humains, des armes diverses, aux yeux de ceux qui, turban noir sur la tête et kalachnikov ou machette à la main, composaient un sombre refrain sur la partition de l’histoire congolaise, impunément, depuis des décennies.
Il est des ouvrages qui ont la justesse d’un instrument, la finesse de sa forme, le velours du son qu’il émet, la beauté de l’harmonie qui s’en dégage ; ce premier roman est de ceux-ci : un instrument d’une grâce incroyable, au service d’un message et d’une cause que l’auteur souhaite nous transmettre, par le biais de sa plume somptueuse et profonde.
À travers le personnage de Bahari-Bora, jeune femme enlevée à treize ans par des troupes rebelles, c’est l’histoire contemporaine du Congo que l’auteur souhaite nous livrer, le sort réservé aux femmes, mais aussi aux populations locales, soumises à la barbarie des hommes, sans foi ni loi, sanguinaires et meurtriers.
Une population laissée exsangue sur l’échiquier de la géopolitique régionale, dans l’indifférence du plus grand nombre, entendez par là de l’indifférence mondiale.
Il avait entendu dire que la République démocratique du Congo se targuait d’être le Golgotha des Temps modernes. Faute de trouver là une trace du Messie ou le poteau sur lequel il fut crucifié, le pays se contentait de verser des litres de sang sur son sol.
Dans la pénombre de ce Golgotha, on ne manquait pas de trébucher sur la jambe dénudée d’une mère maudissant les bourreaux de sa fille. […] Après les coups de midi, lorsque le soleil était au zénith et que les nuages tapissaient l’horizon, un jeune homme se recueillait, pleurait l’épouse qu’il n’aurait jamais. […]
Le monde était noir, et par ici, le ciel inlassablement vermeil concordait avec la teneur en sang de ces horizons. Rouge.
Bahari-Bora, jeune héroïne du roman, parvient à échapper à ses ravisseurs, mais pas avant qu’ils aient commis l’irréparable : le vol de sa virginité. De cet outrage, elle conserve une marque indélébile : un petit être grandit dans ses entrailles.
Lorsqu’elle est prise en charge dans un hôpital local, du fait de sa santé fragilisée par la séquestration, le docteur lui propose de ne pas mener cette grossesse à terme, parce qu’elle est le fruit d’un viol et parce que sa santé s’en trouverait affectée.
C’est donc le choix d’une vie qui se pose à la jeune femme : la sienne ou celle de l’enfant à naître.
Quelle option arrêter après avoir été violée ? Quelle décision prendre dans un pays où règnent la peur, la souffrance et l’horreur ?
− Maman Jephté, j’ai été violée. Est-ce que je mérite encore de vivre ?
Elle lâcha sa question comme Enola Gay lâcha impunément Little Boy sous les cieux de Hiroshima. Bahari-Bora se releva, impassible. La jeune femme, accablée, enterra son visage dans ses mains et versa des larmes.
Bahari-Bora, bel océan, n’est pas la seule victime des hommes dans ce pays où sévit l’ignominie. D’autres femmes croisent sa route et elles ont toutes conservé les séquelles d’un viol, du rejet familial qui s’en est suivi, d’une séquestration en territoire rebelle.
Avec sa plume où se glissent des mots de swahili qui viennent apporter profondeur et subtilité au récit, l’auteur donne voix aux femmes de manière saisissante et somptueuse à la fois. Il parvient à se glisser dans la psyché féminine et à nous livrer les pensées intimes de ces femmes meurtries par la vie.
[…] Ils sont trois. Le plus élancé est au milieu. Quand la lumière de la foudre éclaire l’intérieur, je les vois, chacun caresse son serpent, me dévorant du regard. Ils me mordent, chacun à leur tour, m’injectant leur venin. Je sais que je suis condamnée. Mon entrejambe saigne à blanc. La pluie tombe de plus belle. Ce n’est pas le beau temps. Ils me retournent, ils me reprennent. Je verse toutes les larmes de mon corps. Ma souffrance est atroce, barbare. Personne ne peut l’imaginer, la vivre. C’est comme si on enfonçait une scie entre mes cuisses, et qu’on déchirait mon corps, me ravissant ma dignité sans aucune pitié. Ma souffrance, leur plaisir. Ils se passent mon âme, s’échangent mon corps telle une vulgaire tige de cigarette. Son mégot, fumant et encore brûlant, il l’enfonce avec inhumanité dans l’antre de mon corps. Mon cœur s’éteint. J’aurais préféré mourir.
Des femmes qu’il souhaite apaiser par ses mots, guérir par son empathie, soutenir par sa plume, en partageant leur histoire, afin que d’autres voix s’élèvent pour soulager leurs maux, que d’autres mains se lèvent pour panser leurs blessures, que des protestations montent des quatre coins du monde pour qu’enfin cesse cette abomination.
Pas seulement pour les femmes de la République démocratique du Congo, mais aussi pour ses enfants qui grandissent dans la misère, la souffrance et la désolation.
Du haut de ses sept doigts et demi, se remémorait-il une époque où manger n’était pas un luxe, où dormir en paix n’était pas un luxe, où avoir une chambre à soi n’était pas un luxe ? […] Il pensait à une époque où humer l’odeur d’un corps décapité n’était pas la routine, où porter trois noms n’était pas un luxe : c’était hier. Ses parents lui manquaient, et Dieu sait qu’il aurait donné tout ce qu’il possédait pour qu’ils reviennent hanter chaque seconde de sa vie. Mais, ce qu’il avait de plus précieux, maintenant qu’ils n’étaient plus là, c’était la dilection inconditionnelle qu’il leur portait : un amour qui transcendait les frontières de la vie et de la mort.
Cette population profondément mutilée par la guerre intestine qui ravage le territoire, l’auteur souhaite qu’elle trouve enfin la paix, qu’elle cesse de boire le calice jusqu’à la lie, que sonne l’hallali pour les criminels, les barbares, les sanguinaires, et que le peuple puisse rêver d’un avenir meilleur.
Un avenir, où les enfants ne souhaiteraient pas rejoindre les rebelles pour survivre, un futur, où les femmes ne seraient pas abusées, mais traitées avec respect et amour, des lendemains où le pays ne serait pas dépouillé de ses richesses.
La voix de Bahari-Bora, celle que lui donne l’auteur de ce sublime roman, porte au-delà des frontières, se fait universelle et rejoint la cause des femmes opprimées du monde entier, dans un magnifique épilogue qui clôt ce récit avec éclat.
Que sa bravoure demeure gravée dans les constellations du ciel, comme un chant sempiternel pour toutes les mères, les sœurs, les femmes qui, jour après jour, donnent leur force, leur corps et leur âme, pour qu’une vie nouvelle jaillisse au milieu de la douleur.
Qu’elle rejoigne celles qui, dans les ruelles du grand Congo, avancent sous le poids des violences, les mains pleines de courage, et demandent à la terre des miracles pour leurs enfants, afin qu’ils apprennent à sourire.
Qu’elle soit le souffle des femmes d’Afghanistan, celles à qui l’on refuse même le droit de se parler, de respirer, celles qui dans l’ombre partagent une lueur de révolte, une étincelle de lumière sous la chape du silence.
[…]
Qu’elle incarne aussi la beauté murmurée des femmes d’Iran, contraintes de camoufler leur éclat sous des voiles obscurs, celles dont la lumière, même dissimulée, transperce les ténèbres, et brille d’une intensité qui défie les lois, les voiles imposés, les discours insensés […]
Bahari-Bora, « Bel Océan tranquille », que ta voix, aux accents de sororité, soit entendue jusqu’aux confins de l’univers, qu’elle passe pour agir et les monts et les mers, que son message chuchote au cœur de chacune et qu’un jour nouveau se lève au coucher de la lune, plein d’espoir, de respect et d’humanité.

AGANZE Steve, Bahari Bora, Éditions Récamier, parution le 21 août 2025, 235 pages, 20,90 €.
https://www.lisez.com/livres/bahari-bora/9782385771973
© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild
Révisé par Accompagner votre plume – Alexandra Francheteau