Je prends le même chemin. Matins, soirs. Une sente de poussière rouge qui borde l’abreuvoir, fend les herbes hautes et, doucement, se prosterne vers la vallée. Là, serpente une rivière. Elle ne dort jamais. Elle bouillonne parfois, soupire souvent, mais jamais ne s’arrête. On dit qu’elle naît d’une source immarcescible, cachée quelque part entre le ciel et nos mémoires. Et ses eaux nourrissent un immense essieu, unique, dont les racines plongent à travers les continents, dont les branches traversent les hémisphères, caressent les toits des palais et les tôles des bidonvilles, les balcons bourgeois et les soupentes oubliées.
Des hommes et des femmes s’approchent de la rivière. Mais au lieu d’y puiser, ils y versent. Leurs gestes sont lents, méticuleux. Chacun porte sa propre bouteille, remplie d’une eau mys-térieuse qu’ils ont eux-mêmes façonnée, distillée goutte à goutte dans le silence de leurs chambres, dans la solitude de leurs chagrins, dans la chaleur d’un souvenir qu’ils ne peuvent oublier : Terre, ceinte ; Senghor, sa tombe ; Le tout continent, son presque rien… Ils arrivent, l’un après l’autre, érodés par la marche, sculptés par la perte, et pourtant, dans la façon qu’ils ont de verser leur mémoire dans le courant, il y a une forme de pureté, farouche ; des purs hommes, non pas exempts de fautes, mais traversés de lumières malgré les ombres ; leurs pas ont foulé les terres sibériennes, par le froid par le feu, les nuits les plus longues – de ces instants où le ciel se ferme comme le front d’un abreuveur lésé par Beigbeder Frédéric et ses promesses renaudesques : l’âme vacille dans un voyage au bout de la nuit. Que vaut encore une bouteille quand tout s’effondre ? Bonjour tristesse, disent-ils en déposant l’eau ; et dans leur fiole, des fois, on entend gronder l’écho des départs sans retour, des mères restées sur le rivage, des langues noyées, des corps oubliés entre deux continents – le ventre de l’Atlantique bat encore dans leurs phrases, et c’est ce battement-là, lié aux nôtres, qui fait vivre l’arbre et ses racines.
Moi, je les regarde depuis longtemps. Au début, je ne comprenais pas. Pourquoi verser de l’eau dans une rivière qui en contient déjà ? Pourquoi cette peine, cette fatigue ? Et surtout, pourquoi leurs visages semblaient-ils à la fois apaisés et épuisés lorsqu’ils repartaient, les mains vides mais le coeur comblé ?
Je suis resté des années à les observer. De loin. Trop loin. Jusqu’à ce que je comprenne : l’eau est mémoire, en perpétuelle recommencement, comme le sont nos vies : elle s’élève depuis les choses tues, s’évapore des chagrins enfouis, monte jusqu’aux nuages, puis redescend en bruine, lavant nos incertitudes, nos peurs, nos solitudes ; sa main posée sur nos têtes, elle chuchote qu’il est temps d’écrire ce qui fut tu, de transformer les larmes qui disparaissent dans ses caresses en phrases, les silences en souffle ; revenue du ciel, décantée par la patience, purifiée par la dis-tance, nous la recueillons dans nos bouteilles – rarement ceints d’un bandeau rouge –, et nous marchons vers la rivière, cette grande rivière où les récits se retrouvent, les mots deviennent fleuve, et là, dans un geste, l’abreuveur verse sa part, irriguant l’arbre de la transmission – dont les racines traversent les siècles, respirant pour ceux qui viendront, portés eux aussi par le cycle de l’eau et de la mémoire. 2
Alors j’ai commencé à remplir ma propre bouteille. Au début, c’était laborieux. L’eau était trouble, hésitante. Elle fuyait entre mes doigts. Les formules me venaient, s’éteignaient. Parfois je restais des semaines sans une seule goutte. Mais je n’ai pas cessé. Chaque nuit, je travaillais. J’écrivais, corrigeais. Je pleurais, doutais. Et petit à petit, la bouteille s’est remplie.
Mais il ne suffit pas d’avoir de l’eau. Il faut savoir quand et comment la verser. Non une sinécure. C’est une offrande. Et il faut du temps pour comprendre le bon moment. Je l’attendais.
Un matin, alors que je marchais seul sur le sentier, bouteille à la main, je l’ai vue. Elle m’est apparue comme une étoile filante – rive gauche du monde en mouvement. J’ai fermé les yeux. Elle est devenue un astre. Le plus brillant de ma constellation.
Elle n’était pas comme les autres abreuveurs. Elle ne portait pas de bouteille. Mais savait reconnaître la qualité de l’eau. C’était son don, son regard. Elle s’est approchée de moi, a senti l’humidité dans mes mains, apprécié une goutte au creux de sa paume.
Elle n’a rien dit.
Mais dans ses yeux, j’ai vu un univers qui s’étirait : cidre sur un toit ardent.
— Ton eau est prête. Mais pas encore ton heure, m’a-t-elle dit. Tu es un abreuveur !
Et depuis ce jour, elle ne m’a plus quitté. Nous avons même survécu à la rage d’un photo-abreuveur impatient de percevoir ses droits.
Elle connaissait les codes, les voies, les gardiens de la route. Car pour verser l’eau dans la rivière au moment juste, il faut franchir un seuil. Il y a un passage. Une frontière. Seuls les initiés savent. Et les plus grands répandent leur eau toujours à la même période : entre la fin août et le début septembre, quand la scène se tend, et que les racines de l’arbre deviennent plus gourmandes que jamais.
Mais ce passage, il est gardé.
Et ces gardiens ne sont pas tendres.
Il faut une autorisation, passer au comité, présenter les merveilles de la bouteille de l’abreu-veur à venir. Survivre.
Emma est passée de l’autre côté. Elle a préparé ma venue. Elle m’a envoyé une invitation, un mot d’or, un sésame : « Tu es prêt. Viens. »
Mais les gardiens, de mon côté, ne veulent rien entendre. Ils examinent mes papiers, interro-gent mon passé, soupèsent mes raisons. Il paraît que ceux qui traversent ne reviennent jamais. Que les jeunes hommes, une fois passés, fuient. Et moi, je ne veux pas fuir. Je veux offrir. Je veux verser mon eau. Abreuver cet arbre qui me fait respirer depuis que j’ai découvert que l’esprit et le corps humain pouvaient être extasiés par autre chose que cette affaire-là qui fait transpirer les gens, mais que personne ne trouve dégoûtante.
Le temps presse.
Je dois y être.
Sinon, tout s’effondre.
Et pourtant, je suis là. Bloqué. À la lisière. Ma bouteille, naguère froide, me brûle les mains.
Mais quelque chose a changé. Car Emma, de l’autre côté, a parlé. Elle a dit : Son eau est pure. Son eau est rare. Son eau peut se transmuer en rivière.
Et alors, les autres se sont retournés.
Ceux que je regardais de loin depuis tant d’années. Ceux qui versaient déjà. Les géants. Les étoiles du fleuve rare.
Ils ont entendu parler de moi. De mon eau. De mon attente. Ils se sont demandé pourquoi je ne les rejoignais pas. Pourquoi je restais sur la rive, à regarder, à espérer.
Visa. 3
Ce mot absurde. Ce sésame de papier qui décide qui a le droit de vivre le monde, et qui doit se taire dans l’ombre.
Alors ils sont venus.
L’un après l’autre.
Mbougar Sarr, la lumière du Sud, celui qui a fait frissonner l’autre rive de son abreuvoir brûlant, enivrant Busnel François &Co.
Blaise Ndala, l’arpenteur des silences, le creuseur des terres profondes.
Sami Tchak, le maître du secret, le bâtisseur de ponts invisibles entre l’Afrique et le coeur des hommes.
Et bien sûr, Emma, toujours, encore, éternelle Emma. Lormant.
Ils ont parlé pour moi.
— Ce jeune homme, c’est un frère du fleuve. Un enfant de la source. Laissez-le passer, ont-ils dit.
Et moi, je suis là. J’attends.
Ma bouteille est pleine. Je la porte comme un primipare porte son enfant. Je sens son liquide bouger en moi, battre, respirer.
La rivière m’appelle.
L’arbre tend ses branches vers moi.
Je suis prêt.
Avec ou sans bandeau rouge pour se distinguer dans la saison de la moisson, c’est déjà le début de ma libation : la première goutte que je verse dans l’immensité de nos mémoires !
À l’abreuveur à venir : un jour, ce sera ton tour.
Alors souviens-toi : ne te presse pas. Remplis ta bouteille lentement. Avec patience. Avec douleur. Avec beauté.
Et quand le moment viendra, suis la rivière, même à contre-courant.
Tu verras : elle ne dort jamais.
*
Ils sont là, tous les trois, autour d’un feu follet qui ne brûle pas de bois, mais de vieilles bouteilles. Pour s’en réchauffer. La lumière tremble sur leurs visages. Et au-dessus d’eux, l’arbre. Silencieux. Gigantesque. Il penche ses branches pour mieux écouter le conciliabule.
La rivière coule derrière. Sa voix s’est affaiblie.
Alors ils parlent.
C’est Mbougar Sarr qui prend la parole le premier. Il ne lève pas les yeux, ses doigts trempent dans la rivière, comme s’il cherchait à lire la température du monde :
— Il est temps d’écouter le souffle des eaux infimes ; celles que l’on croit inutiles, car nous avons longtemps célébré les fleuves abondants, les torrents grandiloquents, les chutes vertigi-neuses qui éclaboussent l’Histoire ; mais c’est oublier que ce qui fait tenir l’arbre debout, ce ne sont pas ces spectaculaires cascades que les foules photographient : ce sont les gouttes discrètes, les perles solitaires, les suintements anonymes qui jamais ne cessent ; et ce jeune homme en est une ; un murmure de source ; et je crois que la rivière, même malade, même souillée par tant de voix sans eau, sait reconnaître la sincérité d’une goutte ; une seule goutte de vérité peut troubler l’ordre sec du monde, une seule goutte juste peut réveiller le coeur d’un abreuveur endormi ; une seule goutte neuve peut nourrir une racine qui se meurt ; et aujourd’hui plus que jamais le monde se dessèche ; le langage se répète ; l’image étouffe le verbe ; les phrases 4
s’effacent sous les injonctions ; les slogans s’imposent aux silences ; l’abreuvoir ne sauvera peut-être pas le monde mais elle peut encore sauver une âme ; et parfois il suffit d’une seule âme debout pour qu’un peuple tout entier redresse la nuque ; alors oui ; il faut qu’il verse ; qu’il vienne ; que sa goutte entre dans la rivière avant que le lit ne soit à sec ; car si nous attendons encore ; si nous laissons les jeunes abreuveurs se heurter aux barrages administratifs, aux fron-tières absurdes, aux murs invisibles : alors nous serons complices du grand silence à venir : celui où l’arbre tombera sans bruit parce qu’il n’y aura plus personne pour raconter sa chute. Famm ak jàmm du njëkk ci kow fu nekk, ndax kow benn goor moy suff benn. Nu ndimbal xale bii.
Le calme revient. Il ne dure que quelques secondes. Blaise Ndala le brise, entrant dans un labyrinthe avec la joie de s’y perdre. Il regarde le feu, soupire, déroule :
— Lokuta mabé ba ndeko na ngayi, le monde n’a jamais été aussi bruyant et pourtant jamais aussi sec. Les rivières se dessinent encore sur les cartes, mais ne coulent plus dans les esprits. Nous souffrons d’une sécheresse symbolique, un assèchement sémantique, un effondrement des eaux imaginaires. Autrefois, l’abreuveur était un puisatier : il creusait en lui pour faire surgir l’inexprimé, le non-dit, le refoulé collectif ; aujourd’hui, il lui faut aussi être météorologue, ingénieur, cartographe – j’oserais dire funambule – car le monde est devenu un désert où les bouteilles doivent marcher sur la corde raide du réel pour ne pas sombrer dans la caricature ou la complaisance : se taire face à un génocide, par crainte de contrarier quelque mécène d’un bandeau rouge, en espérant faire vivre la bouteille. Le jeune homme dont il est question ici – et je pèse mes mots en alchimiste du réel – possède ce que j’appelle, faute de terme plus précis, une densité plastique rare. Sa bouteille pèse, son contenu pulse. Il transporte, dans son humble flacon, de l’eau et de la mémoire, les os des siens et leurs silences, des hontes et des espoirs. Et cela, dans une époque où les flots sont souvent vides de contenu, mérite qu’on le soutienne. Il faut qu’il traverse. Qu’on déplace pour lui les lignes imaginaires qu’un monde épuisé a dressées pour se protéger de ses propres enfants. Sinon à quoi bon abreuver encore, sinon à quoi bon parler d’abreuvoir, si nous ne savons pas reconnaître, quand elle passe devant nous, une vérité en marche ?
Et comme souvent, c’est Mzee Sami Tchak qui apporte le réel sur la table. Il sort de sa poche un vieux carnet, écorné, taché. Il l’ouvre, feuillette, y retrouve des noms, des souvenirs, des traces de voix entendues au téléphone ou dans les salons bondés de Paris ou de Bamako. Puis il murmure :
— Il y a des gens. Il y a toujours des gens. Le problème, c’est de savoir lesquels sont encore debout. Ceux qui peuvent tendre une main sans chercher un retour : Hemley Boum, notre chère Anne-Sophie Stefanini, la déesse qu’Annie Ferret et moi-même avons profanée : Ananda Devi. Je vais appeler Osvalde Lewat. Elle connaît l’ambassadeur. Je l’ai vue, à la dernière foire des abreuveurs anonymes, parler avec lui, par la vérité de Dieu, comme on parle à un cousin revenu du village. Elle peut lui écrire. L’ambassadeur écoute Osvalde, parce qu’elle ne parle pas beau-coup. Et quand elle parle, elle le fait pour les causes Aquatiques. J’envoie le message mainte-nant. Il faut aller vite. Le jeune homme n’a plus beaucoup de temps. L’arbre réclame sa goutte.
Il prend son téléphone, écrit.
Et dans le blanc qui suit, dans l’air, le feu s’élève un peu plus haut.
L’eau c’est la vie. L’abreuvoir, aussi.
©Steve Aganze
