Ton histoire va commencer. Bientôt. Quand ils se seront vraiment rencontrés, parlé, approchés, touchés, aimés. Quand ils auront fait tout le chemin qui va des gestes esquissés aux caresses furtives. Des joues qui se frôlent aux baisers volés. Des mots que l’on murmure aux plaintes étouffées.
Tu seras faite de tout ça et de bien plus encore.
De tout ce qui aura existé avant toi.
De tout ce qui aura été dit ou tu, vécu ou imaginé.[1]
Éthy, l’aînée d’une fratrie de quatre enfants, naît en Tunisie, à Sfax. Très vite, la famille, juive dans un pays arabe, choisit de quitter sa patrie pour la France, où elle s’installe à Marseille, puis dans la région de celle-ci, près de l’Étang de Berre. Le père, ouvrier, travaille dur pour nourrir ses enfants et sa femme, qu’il préfère au foyer. Les conditions de vie sont difficiles pour cette famille d’immigrés, il faut se contenter de peu. Heureusement il y a l’école, qui éclaire la vie d’Éthy ; la petite fille sait qu’elle doit s’imprégner de la langue française, faire sienne et maîtriser cette langue qui n’est pas celle de la maison, être la meilleure pour se construire et s’en sortir.
Un jour, j’ai quatorze ans, mon père est convoqué par mon professeur de lettres. Il m’a fait passer des tests de français. Mes résultats sont remarquables, si brillants, que l’enseignant écrit à mes parents. Les fait venir au lycée. « Comment se fait-il que votre fille possède une telle maîtrise de notre langue, vous êtes étrangers pourtant, elle-même est née en Tunisie ? Comment est-ce possible ? On vous a donné la nationalité française, ah bon, vous n’êtes pas vraiment français, alors comment expliquer ce bilan ? »
Mon père repartira, rouge de honte, la rage au ventre. Il sera toujours l’étranger, celui au nom bizarre, à l’accent différent, refusé, repoussé, ignoré. Alors que je l’interroge du regard, il ravale sa rancœur, me dit : « Tout va bien, tes tests sont excellents. »[2]
Dans cette autofiction, Esther Sabban dresse le portrait d’une vie, sa vie. De bébé à fillette, puis de fillette à jeune fille et enfin de jeune fille à femme adulte. L’histoire d’une enfant qui n’en est pas tout à fait une, car en tant qu’aînée doit suppléer sa mère dépressive et léthargique, et éviter les coups de son père colérique et impulsif.
Et de lui, qui peut te protéger ?
Tu rentres avec lui. Tu pleures. Tu hurles en silence. Tu veux le tuer. Tu ne le tueras pas. Ni lui ni elle. On ne détruit pas ses parents. Ils ont donné la vie. Même si celui qui naît n’a rien demandé.
Dans un sourire mauvais, tu lèches tes blessures. Tu sais que tu leur survivras.
La haine survit longtemps après l’amour.[3]
La volonté de s’émanciper du carcan familial et de l’environnement dans lequel elle évolue est forte.
Je grandis encore et encore, je pousse des portes, le regard fixé devant moi. Je m’enfuis pas à pas. Au ralenti. Le silence m’enveloppe. J’efface les images une à une, je gomme les traits des visages, les contours des maisons et des aires de jeu désertées. Je ne cherche plus à m’en souvenir, je ne les imagine même plus.
Je ne les reconnaîtrais pas si je les rencontrais dans une autre ville, une autre rue, une autre vie. Je les ai effacés de ma mémoire. Ils ont disparu en même temps que la fillette que j’étais.
Je pourrais même traverser la rue pour les éviter, pour ne plus voir l’enfance dans leurs yeux, les immeubles raides et gris comme des soldats de plomb, les appartements étriqués et les pauvres jardins de cendre.
Je marcherais seule sans jamais me retourner.
Je ne veux pas savoir ce qu’ils sont devenus…[4]
La famille est omniprésente dans ce roman, avec toujours en toile de fond la religion – et les origines –, discrète mais bien là, qui contraint, dicte sa morale, régit les comportements en imposant de se conformer à sa bienséance ; ce judaïsme, et sa judéité aussi, sur lesquels l’autrice-héroïne exerce un regard critique, respectueux et railleur à la fois.
Puis Kippour arrive brutalement une semaine après, pour nous rappeler à la réalité de notre religion.
Ce sont vingt-quatre heures d’abstinence et de recueillement qui concluent dans la miséricorde, la célébration des quelque 5700 années de notre existence.
C’est que nous sommes vieux comme le monde. On a bien essayé de nous faire disparaître.
[…]
Au Sud, Isabelle la Catholique nous fait abjurer notre foi. Nous devenons marranes, des convertis, des porcs, comme ils nous appellent, pratiquant un reste de foi juive en secret ou bien nous partons, encore et toujours sur les routes de l’exil, vers les pays de l’Islam, plus tolérants.
Puis un frustré à la petite moustache nous emmène à la mort. Dans le bruit des bottes et des balles, la fureur des propagandes ou le silence glacé des camps. Nous résistons encore un peu. Nous ne sommes pas complètement anéantis. La solution finale n’a pas exterminé toute la vermine. Oui, c’est comme ça qu’ils nous appellent.
[…]
Alors Kippour reparaît chaque automne pour nous dire : « Faites repentance. » Et nous nous repentons. De quoi, nous ne savons pas au juste. De tout. De ne pas être chrétiens, de ne pas avoir reconnu le Christ, d’attendre toujours le Messie ?
Voyons, non, divagations, nous n’allons tout de même pas nous repentir d’être ce que nous sommes. Fiers descendants de David et Salomon, exilés du Temple détruit. Nous sommes le peuple élu.
Enfin, c’est ce que l’on nous dit.
Mais faut-il croire tout ce que l’on nous dit ?[5]
Une famille d’immigrés, Juifs tunisiens, pauvres, puis aisés sur le tard, une fois l’aînée déjà partie, grâce à l’acharnement et à l’audace du père. Une famille très présente dans la construction de cette femme, qui ne peut se libérer que lorsqu’elle arrive enfin, précocement, à quitter le foyer familial.
Voilà, c’est fini. Tu vas partir. Tu pars.
Ce que tu aurais dû faire cent fois, mais tu ne savais pas le chemin.
Je le vois à présent, il est devant moi. Un petit boulot pour manger et dormir. Une chambre d’étudiante pour m’abriter.
L’université pour lire et penser.
Mon existence m’attend enfin.
Je ne reviendrai plus.
[…]
Je suis prête.
Demain, je partirai. Sans me retourner. Je laisserai ma sœur dormir, mes frères se chamailler, mes parents s’éveiller dans l’aube blême de ce nouveau jour. Celui où l’on perd sa fille.[6]
Au fil du roman, nous suivons et évoluons avec ce personnage, qui dresse un autoportrait critique de sa vie et de lui-même, et nous nous y attachons. Cette femme devenue grand-mère pose un regard honnête sur son enfance, son adolescence et son itinéraire d’adulte, observe son parcours de manière omnisciente, met bout à bout toutes les pièces du puzzle de sa vie pour la comprendre. Avec le recul, elle identifie par exemple, alors qu’elle est déjà une femme mûre, qu’elle doit apprendre à aimer ses parents, pour tourner la page de son enfance, s’affranchir des limites qui lui ont été imposées, devenir vraiment elle-même et avancer.
Alors tu les regardes et tu essaies de les comprendre, pour t’aider à les aimer comme ils sont.[7]
Pour s’émanciper, se libérer enfin – en prenant la décision de divorcer – de tout ce qui l’empêchait d’être elle-même.
« […]
- On ne divorce pas dans notre famille.
- Ah bon ? Eh bien, à partir de maintenant, on divorcera. »
C’est avec ces mots que j’entre enfin dans l’âge adulte. Je viens de m’émanciper des millénaires d’aliénation qui pesaient sur moi, depuis ma naissance dans un pays du Maghreb, mon enfance dans une famille juive séfarade et ma vie auprès d’un homme du Sud, jaloux et possessif.
Trois malédictions pour la femme libre.[8]
Et dans cette vie les mots, toujours les mots, la lecture et l’écriture, la littérature omniprésente au travers de citations littéraires et de références à des auteurs. Depuis toujours et partout, l’envie d’écrire est là : quelques lignes sont parfois couchées sur le papier, immédiatement mises de côté ; la plume de l’écrivain attend son heure.
Tu seras celle-là, celle qui donne par son ventre et transmet par le livre. Pour accomplir la complétude.
Et porter ce destin hérité de tous les tiens.[9]
Le ton du roman est parfois doux, parfois acerbe, à l’image de ce personnage tantôt féroce, tantôt fragile, capable de pudeur comme d’autodérision.
Ce livre intime que nous offre Esther Sabban est empli de justesse. Ici pas de pathos ; Éthy ne s’appesantit pas sur sa personne – alors même qu’elle partage avec nous des moments souvent difficiles de son existence –, mais prend du recul et choisit pour se livrer une distance justement dosée.
L’écriture d’Esther Sabban est directe, vive et poignante, sa plume non dénuée d’humour. Au fil des chapitres alternent des paragraphes au vocabulaire soutenu avec des passages au ton plus familier. Les mots de l’autrice sont toujours savamment choisis en fonction de la situation, et appropriés au contexte ainsi qu’à l’état d’esprit de son personnage éponyme.
Il y a du Annie Ernaux dans ce récit de la construction d’une femme ; il y a du Jean Giono dans la manière de conter les aventures d’une vie.
Ce texte est une ode à l’humanité, un hymne à la vie. Une vie franche, sincère, authentique. Avec ses hauts et ses bas, ses échecs et ses réussites, ses ratures et ses deuxièmes chances, ses erreurs et ses recommencements.
Un premier roman très abouti.
Esther Sabban, lors d’une dédicace à la librairie Le chant du monde d’Aix-en-Provence
Esther Sabban, Les aurores souveraines, La Petite Barque Éditions, septembre 2025, 364 pages, 22 €.
https://www.lapetitebarque.org/
© julie poirier @correctrice_point_final
[1] Extrait de Les aurores souveraines, pages 66-67
[2] Extrait de Les aurores souveraines, page 96
[3] Extrait de Les aurores souveraines, page 129
[4] Extrait de Les aurores souveraines, page 49
[5] Extrait de Les aurores souveraines, pages 100-101
[6] Extrait de Les aurores souveraines, pages 176-177
[7] Extrait de Les aurores souveraines, page 179
[8] Extrait de Les aurores souveraines, page 296
[9] Extrait de Les aurores souveraines, page 84
