J’aime beaucoup cette idée de Chesterton, selon laquelle ce qui est extraordinaire c’est quand un train arrive à l’heure, pas le contraire. Tellement de raisons pour que le train n’arrive pas à l’heure, et pourtant il y arrive. Cette idée renverse notre conception de l’ordinaire, du banal, du quotidien : pour en faire une aventure, voire une expérience (une traversée du danger).
François Bétremieux s’intéresse à ce quotidien, cet ordinaire, banal et simple ; essentiel. Car la vie est banale, car la vie est ordinaire, très ordinaire : aimer, partir en vacances, vivre, travailler, … gratter le dos, tous les soirs.
La nuit quand je te gratte le dos est un récit (c’est ce qui est indiqué dans le livre), un récit en vers, disposé comme de la poésie, mais une poésie narrative, une poésie qui installe son lecteur, non pas simplement dans des moments poétiques, mais aussi, dans un flux, narratif. Une histoire. Celle d’un amour qui s’en va, qui s’en est allé. Une histoire, une histoire d’amour, de son commencement à sa fin. Sept années de vie commune et de la fin de celle-ci. De son délitement.
« La nuit quand je te gratte le dos », phrase qui ouvre certains poèmes, qui reviennent, l’habitude, le moment de grâce, où le couple se retrouve, où le couple rêve, où le couple pense que tout sera toujours comme ça. La phrase s’efface, comme dans un tableau de Roman Opalka, puis, la phrase change, et devient : « La nuit quand je ne te gratte plus le dos », et la fin de l’histoire arrive, et le lecteur sait que tout va finir.
La faute de la routine ? La routine qui s’installe, et qui serait la fin de l’histoire, comme si l’histoire ne pouvait être que celle de ces hauts, de ses moments de gloire, comme on pouvait nous l’enseigner à l’école : de grandes dates, des moments forts, parfois réécrits, parfois enjolivés, trop souvent mythifiés.
Il y a une histoire du quotidien. Il y a des histoires dans le quotidien. Car le quotidien est le creuset où peuvent naître, s’épanouir les histoires, comme autour du feu, avant, quand les chasseurs racontaient leurs exploits, quand près de la cheminée s’inventaient les contes. La nuit, je te gratte le dos, et je te raconte des histoires,
Je te soulage
Et je t’aime
Je te raconte nos Jasmine
Nos lanternes
Nos haricots magiques
Notre lit monde
Qui nous emmène
Quand sait-on que l’on fait couple ? Quand les surnoms, les petits-noms apparaissent et deviennent spontanés, quand le langage du couple devient un langage codé et secret, quand les habitudes s’installent, ponctuent le quotidien et permettent à une certaine routine, rassurante et pleine, de s’installer.
Quand, tous les soirs, avant de s’endormir, on gratte le dos de son amoureuse, de son amoureux.
Quand tous les soirs, les rêves et les histoires se mêlent et s’entremêlent.
Puis, la fin, la fin de l’amour.
Malgré les vacances les amis,
Tu ne m’aimes plus
Alors, commence un autre parcours, une autre histoire, celle de l’absence, de la vie seule, de la reconstruction. De cette volonté d’avancer, d’aller de l’avant
J’aimerai raconter
La petite vie
Qu’on mène
A la fin
Les petites luttes
Qu’on traîne
A bout de souffle
« J’aimerai raconter », et François Bétremieux va raconter, faire le récit de cette histoire d’amour, simple, universelle en fait. Une histoire que nous avons tous vécu, que nous pouvons tous vivre. Une histoire tristement banale, mais qui toujours est recommencée, mais qui toujours revient, mais qui toujours est racontée, encore et encore. Il paraît que l’on tombe amoureux parce qu’on nous a raconté, enfant, des histoires d’amour. Mais pourquoi retombons-nous amoureux quand on a lu tellement d’histoires d’amour qui finissent mal. Peut-être parce que nous apprenons, et que nous apprenons, comme le dit
De toute façon j’apprends
A travailler
A ne pas m’oublier
A partir
A me rendre désirable
A me taire
A m’aimer
Ce que je trouve le plus beau dans le livre de François Bétremieux, ce n’est pas tellement l’histoire qu’il raconte, même si bouleversante, que la façon dont il la raconte, avec des flashs, avec des trouvailles langagières, avec ces moments de grâce, où l’on arrête a lecture, stupéfait devant tant de beauté, si simplement dite, et comme son amoureuse, nous nous endormons avec une nouvelle grammaire dans la bouche, celle que François Bétremieux nous propose maintenant d’utiliser. Pour apprendre.
La nuit quand je te gratte le dos, François Bétremieux, 138 pages, 15 €
Le Castor Astral, 2025
© EMMANUEL REGNIEZ
