ŒDIPE ROI, OU LE HASARD AU SERVICE DE LA VÉRITÉ

Œdipe conduit par Antigone P. G. Wickenberg XIXe siècle

Pièce centrale de la tétralogie au sein de laquelle elle est intégrée, Œdipe roi (Οἰδίπους τύραννος) de Sophocle (v. 496 – 406 av. J.-C) a d’abord été admiré par Aristote dans la Poétique avant d’être considéré par beaucoup comme le chef-d’œuvre de son auteur. Dans l’intrigue traitée par la tragédie, Œdipe est roi de Thèbes et époux de Jocaste. Quand l’oracle de Delphes lui apprend que la peste qui gangrène la cité est due à la présence en ses murs du meurtrier du roi Laïos, il se livre à une enquête minutieuse. Peu à peu, la vérité se fait jour. Œdipe est lui-même le coupable, Laïos n’était autre que son père et sa femme est, en réalité, sa propre mère. La prophétie était donc véridique. Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux (symboliquement, le désir d’absolue clairvoyance aboutit à la cécité complète) et, s’appuyant sur ses filles Antigone et Ismène, prend le chemin de l’exil. La mise en scène du soupçon et de l’absence de hasard est l’une des beautés de la tragédie, chef-d’œuvre d’ironie tragique.

Pour saisir la pleine essence de l’œuvre, encore faut-il admettre le rôle du hasard tel que le concevait les Anciens, ou plutôt de l’absence de hasard, dans la trame narrative de Œdipe roi. Selon la définition aristotélicienne amorcée dans la Physique et développée dans la Métaphysique, le hasard répond à une suite de causes qui produisent un effet que l’on ne rencontre que rarement. Aristote place sous cette égide l’ensemble des choses que la raison ne saurait expliquer du fait de l’absence de cause logique. La place de l’intervention divine dans l’inexplicable est ambiguë, sujette à débat, attendu que la création de la cité-État met à mal les croyances ancestrales. Si ses contemporains tendent globalement à envisager le hasard comme « la science de la chance » ou encore l’expression de la volonté d’une force divine ou surnaturelle, Aristote entend s’émanciper des Anciens pour joindre son raisonnement à la logique propre à Platon. Nous le savons, Aristote et Sophocle se vouent une admiration mutuelle, ce dernier mettant en scène dans Œdipe Roi la pensée aristotélicienne.

 

I – Œdipe, ou la quête de la Vérité

 

Une longue vie, un rôle important dans la cité, une piété reconnue et un succès constant ont traditionnellement fait de Sophocle une figure intellectuelle indissociable de la Grèce antique. Exerçant plusieurs charges importantes, notamment stratège en 441, il côtoie Périclès avec Hérodote, à l’œuvre duquel ses tragédies donnent des échos. Après la mort de Périclès en 429, au début de la guerre du Péloponnèse, Sophocle se range du côté de Nicias, devenant un des dix Anciens chargés de prendre les mesures extraordinaires qu’imposait le désastre de Sicile avant la crise de 411 et l’établissement des Quatre Cents. De son œuvre colossale, il nous reste désormais sept tragédies dont Œdipe roi demeure la plus moderne. En effet, en réduisant les parties lyriques notamment le chœur, il entend donner plus de complexité au drame. Œdipe roi offre l’exemple parfait de l’art avec lequel Sophocle sait agencer les péripéties pour maintenir en haleine le spectateur. Il met en scène la condition humaine, dans sa faiblesse et dans sa force, dans ses beaux côtés comme dans ses affres morales, montrant à la fois l’impuissance à laquelle sont réduits les héros et la grandeur dont ils font preuve dans leur volonté implacable de justice dans l’abattement. Il représente aussi le pouvoir humain face au fatum (destin irrévocable), avec ses ambiguïtés et ses failles, pouvoir d’un Œdipe roi de Thèbes et habile découvreur d’énigmes aussi bien qu’aveugle sur lui-même et incapable de débarrasser sa cité d’une souillure dont il est pourtant le seul coupable.

Si la fatalité semble s’acharner sur Œdipe, elle révèle surtout un écho à la Métaphysique aristotélicienne. La « forme » selon Aristote, soit la nature intelligible d’une chose, diffère de « l’idée » platonicienne, du moins telle que l’auteur des Topiques la concevait, immanente : elle n’a pas d’existence séparée. Aristote conclut que l’univers doit avoir une cause finale, unique et immobile, un « moteur immobile » engagé dans l’activité éternelle de la pensée pure, ou contemplation (theôria), donnant le suprême bonheur. Ce « moteur immobile », qui peut être aujourd’hui assimilé à Dieu, est, pour l’heure, assimilé à une activité divine à laquelle l’homme peut se joindre épisodiquement via la pensée pure. Sophocle transpose cette quête à Œdipe, lui conférant une humanité dont sont dépourvus les héros de tragédie antique. À la recherche de la vérité quant à l’identité du meurtrier du roi Laïos, le personnage se voit obligé de remonter le cours du temps et de découvrir non seulement ses origines familiales, mais également la nature criminelle des actes qui ont fait sa grandeur. À l’inverse de l’inceste et du meurtre autrefois commis malgré lui, la vérité n’est ici atteinte que par son désir de savoir. Ce qui pourrait s’apparenter à un heureux hasard n’est, en réalité, que le résultat du questionnement de Œdipe qui refuse de demeurer dans l’ignorance. Si la fortune fait qu’il s’adresse à la bonne personne (Tirésias, le devin aveugle), encore faut-il qu’il pose la bonne question et qu’il saisisse le sens de la réponse. Sophocle insiste donc sur notre propre rôle dans le cheminement de la connaissance de soi et donc intrinsèquement dans notre croissance spirituelle. Le hasard joue, certes, une part importante, mais notre capacité à discerner la vérité du mensonge tout comme notre volonté de nous découvrir à nous-même se révèlent essentielles pour nous élever et ainsi nous approcher de la pensée pure. La parole sous sa forme divine, notamment l’oracle de Delphes, favorise l’accès à la vérité, mais c’est dans la mise en pratique humaine de cette même vérité que se trouve l’accès à la pleine connaissance. Œdipe a d’emblée conscience de la monstruosité des actes qu’il a commis, il sait qu’il va prochainement réitérer. Pour Sophocle, le message est clair. Se connaître ne consiste pas à réaliser l’absence de moralité d’une action mais à accepter sa propre faillibilité, terreau de notre humanité. L’accès à la vérité dans Œdipe roi est présent dans la reformulation individuelle de la parole divine et dans la prudence vis-à-vis de la parole humaine. Le langage retrouve donc sa valeur initiale, prévalant ainsi sur la fatalité dans son acception aristotélicienne, moteur de la tragédie classique. De la vérité naît donc la liberté, moteur de résilience, d’acceptation et surtout de cette transparence qui permet d’élever son âme à la pureté et qui, comme nous le retrouverons plus tard dans la Bible (Jean 8 : 32), se révèle indissociable de la foi.

 

II- De la machine de Dieu, Από μηχανής θεός

 

L’absence de hasard dans Œdipe roi confère à la tragédie un ton ironique. Le mythe de Œdipe, connu de tous depuis l’Oedipodie (viiie -viis. av J.-C) et l’allusion d’Homère dans sa célèbre Odyssée, rend son dénouement des plus prévisibles. Sophocle prend donc le parti d’explorer les versants psychologiques d’un drame qui continue de fasciner ses contemporains. Œdipe nous apparaît comme un homme qui nourrit l’espoir de s’être trompé et qui entend bien prendre sa revanche sur une prophétie prompte à le transformer en « monstre » dans son acception théologique (du latin biblique monstrum qui signifie prodige disposant des avertissements divins). Loin de la grandiloquence du mythe, il n’est plus qu’un mortel désireux de trouver un sens à son existence et des réponses à ses questionnements. Aussi ne cessera-t-il pas d’enquêter afin de déjouer la mise en garde céleste, allant jusqu’à faire venir des témoins et reconstituer, tel un Sherlock Holmes de la Grèce antique, des scènes de crime. Mais il est traqué par le destin : contre lui rien ne prévaudra, ni son innocence, ni sa bonne volonté. Les dés sont jetés. Et pour cause, chacun de ses gestes n’est pas le fruit du hasard, mais l’expression d’une fatalité contre laquelle personne ne peut lutter. C’est au contraire en cherchant à éviter son destin qu’il se réalise, comme c’est en cherchant à dissiper son doute qu’il le transforme en certitude. Œdipe se donne en exemple des revirements de la Fortune (ou Fors Fortuna, déesse du hasard) alors qu’il est, en réalité, l’expression de sa constance et de son caractère infaillible.

La réflexion de Sophocle ouvre la porte à une interrogation quant aux croyances de son temps, à la fois polythéistes et centrées sur l’interaction avec le monde divin via des rituels mêlant offrandes et dévotions. Les guerres du Péloponnèse, ayant transformé le culte, voient l’émergence de personnifications telles que la Paix, la Concorde, l’Homonoia, mais surtout la Tyché et la Fortune, déesses du hasard. Le cadre de la cité-État parachève cette transformation qui amène les cercles intellectuels à débattre de la place de l’homme dans le monde spirituel.

 

Si nos pensées et nos actes relèvent de notre liberté de choix, il n’en est pas de même pour Œdipe, héros mythologique dont le destin est, d’emblée, connu de tous. Une fatalité pèse sur le cours des événements et nous savons qu’il n’y aura ni retournement, ni deus ex machina pour éviter la funeste issue. Le déterminisme plane donc sur le héros dont le spectateur se fait complice de la chute. Le suspens qui émane de l’œuvre ne tient plus que par le refus de la part de l’auditoire d’admettre l’absence totale de hasard dans le voyage initiatique de Œdipe, la petitesse de l’homme face à suprématie divine, mais également l’intuition que, comme le dira plus tard Albert Einstein, « Le hasard, c’est Dieu qui voyage incognito. »

© MÉLANIE GAUDRY

Auteur/autrice

3 réflexions sur “ŒDIPE ROI, OU LE HASARD AU SERVICE DE LA VÉRITÉ”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut