SERGE KANTOROWICZ,LE MENEUR D’OMBRES

Serge Kantorowicz (1942-2022) est un artiste qui, plutôt que d’éclairer, mène les ombres — les siennes, celles des autres, celles de l’Histoire.

Le beau livre que lui consacre Delphine Durand, Serge Kantorowicz : Le meneur d’ombres (Silvana Editoriale, 2025), n’est pas un simple hommage : c’est aussi une étude de ses œuvres. On y marche entre ruines et vitraux, entre la couleur et la cendre, entre le rire noir et la piété.

L’intégration de la dimension littéraire de Kantorowicz apparaît à travers Balzac, Proust, Kafka, voire Celan. Cette ouverture montre combien l’artiste n’a pas seulement regardé le monde mais l’a lu, relu, réécrit en peinture. L’ouvrage lui-même devient un échange entre les pages d’un roman et la surface d’une toile.

Anamorphose: Kafka, 2017,collage et pigments

Kantorowicz naît à Paris en 1942, dans un monde déjà fissuré. Ses parents, immigrés polonais, sont déportés et ne reviennent pas. De cette béance originelle naît tout son travail : la peinture comme exorcisme, la couleur comme prière.

Delphine Durand recompose cette biographie sans pathos, en historienne de l’art et des religions : elle montre comment l’enfant du silence devient graveur, lithographe, puis peintre. Élève du lycée Estienne, passé par les Beaux-Arts de Bruxelles, il forge un langage pictural où la douleur devient lumière.

L’artiste travaille d’abord à l’atelier Maeght — celui des grands graveurs — avant de trouver, dans la solitude, sa propre voix. La monographie s’attarde sur cette métamorphose : d’artisan de la plaque à alchimiste de la toile.

Serge Kantorowicz peint comme on sculpte dans la suie. Les figures s’y pressent, anonymes et ferventes, avalées par le vert, le rouge, le noir — une liturgie de la matière.

Delphine Durand analyse avec précision ses filiations : l’expressionnisme allemand (Beckmann, Kirchner), la trace du fauvisme, les réminiscences de la tradition juive, l’ombre de l’enluminure.

Mais ce qui frappe, c’est moins la référence que le souffle. Les visages surgissent, se décomposent, se recomposent : survivants d’un incendie qu’on ne peut plus peindre autrement.

Le vert bouteille — couleur récurrente de sa palette — devient presque un personnage, un intercesseur entre la nuit et la vie. Il absorbe la lumière, mais ne la détruit pas.

L’ouvrage reproduit plus de cent trente œuvres : toiles, gravures, aquarelles. Leur succession compose une sorte de roman visuel : chaque tableau y parle le langage d’un souvenir que la couleur a sauvé du mutisme.

Sous le tragique, il y a un rire. Pas celui du sarcasme, mais celui, inquiet, des rescapés.

Ce rire-là, discret et désespéré, traverse ses œuvres.

C’est ici que le livre devient plus qu’une monographie : il esquisse une métaphysique du geste pictural. Peindre l’ombre, c’est la rendre visible ; la rendre visible, c’est la libérer.

Mais c’est aussi une ironie : l’artiste est « meneur » d’ombres, non pas sauveur. Il les conduit, les fait danser, les multiplie. Il sait que la mémoire ne guérit pas : elle s’anime.

Silvana Editoriale signe un objet d’une grande élégance : grand format, papier dense, impression fidèle aux pigments. Un livre d’art au sens noble, mais qui laisse respirer les mots.

Delphine Durand, docteure en histoire de l’art et en histoire des religions, adopte un ton juste : ni académique, ni sentimental. Elle parle d’un artiste hanté, mais vivant.

Son écriture — claire, sobre, parfois presque biblique — contraste avec la fureur de la peinture, et c’est ce contraste qui fonctionne. Le texte devient alors le silence nécessaire entre deux toiles.

Dans Le meneur d’ombres, il y a un paradoxe : la lumière vient toujours du noir.

Delphine Durand, sans forcer le mythe, donne à Serge Kantorowicz la place qu’il mérite : celle d’un peintre de la mémoire et de la métamorphose, héritier de l’expressionnisme mais affranchi de ses dogmes.

Le livre ne se contente pas de « montrer » ; il transmet.

Delphine Durand, Serge Kantorowicz, le meneur d’ombres, Silvana Editoriale, 2025

160 pages, 25 €

https://fr.silvanaeditoriale.it

© Sophie Carmona

Novembre 2025

Auteur/autrice

2 réflexions sur “SERGE KANTOROWICZ,LE MENEUR D’OMBRES”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut