L’INTIME ENTRE VULNÉRABILITÉ ET TRAGÉDIE

Estate Birgit Jürgenssen, Ich möchte hier raus!, 1976

 Parler de l’intime suscite toujours un inconfort émotionnel ou social, un malaise discret, alors même que nous parlons aisément d’autres choses, de réalités tangibles ou partagées. Chacun d’entre nous possède en soi une porte fermée à double serrure, derrière laquelle s’étendent des univers multiples, parallèlement liés, qui composent notre monde intérieur. Mais pourquoi cette porte reste-t-elle toujours close ? Peut-être parce qu’elle protège ce qui est le plus fragile en nous : notre vulnérabilité, ce lieu où naissent nos émotions les plus profondes, nos blessures et nos désirs, cet amas que nous n’osons pas révéler, et qui parfois est teint d’une coloration de tragédie silencieuse, et muselée : une tension, une mélancolie qui traverse notre existence et nos corps subtils, et à travers l’art, transcende l’insaisissable.

L’INTIME COMME VÉRITÉ PROFONDE

L’intime ne se confond jamais avec le réel immédiat, il évoque une vérité profonde souvent distincte du vivant que nous partageons à ciel ouvert. Il est recouvert d’un voile épais, qui protège ses failles et abrite un noyau fragile. Ce voile dissimule notre intériorité, intimement liée à la mémoire corporelle et émotionnelle. Cette mémoire muette, bagage de la conscience, est pourvue d’insécurité et d’incertitude. Elle se déploie dans ce qui demeure indicible, dans ce qui ne se raconte qu’au creux d’un oreiller ou d’un plafond sournois, dans la solitude des gestes et rituels du quotidien. Ceux dedans n’ont pas toujours de mots manifestes : ils parlent par frissons, par souffle, par traces imperceptibles, dans un langage qui dépasse la logique et le temps. L’intime, dans cette vision, est vivant. Il pulse dans chaque souvenir, chaque sensation, chaque émotion qui se terre. Il se nourrit de nos regrets, de nos lamentations, qui nous rendent vulnérables. L’intime est pur dans ce sang vivant qui nous constitue, avant même de se manifester à l’extérieur.

L’INTIME ET LA MÉLANCOLIE TRAGIQUE

Dans la sphère artistique, l’intime se révèle souvent sous la forme d’une mélancolie

tragique, on parle souvent d’écrivains, de peintres ou de photographes de l’intime, et en scrutant leurs œuvres, on devine qu’elles sont marquées par une tension émotionnelle, un poids existentiel qui hante leur vie.

Le chef-d’œuvre La Nuit étoilée, publié en juin 1889 et réalisé par Vincent Van Gogh illustre parfaitement cette dimension : le contraste entre le bleu profond de la nuit et les éclats jaunes, les formes tourbillonnantes du ciel et le parallélisme d’un monde rêvé traduisent l’état de tourment de l’artiste, sa lutte avec le réel. Ces tourments trouvent écho dans les métaphores visuelles et sensorielles que nous croisons chaque jour sans y prêter attention. Un rideau qui bouge doucement avec le vent devient la frontière sensible entre ce qui est caché et ce qui se dévoile. L’ombre d’une silhouette sur un mur témoigne d’un fragment du passé, et les plis d’une couette portent les inquiétudes de nos rêves, qui agissent comme des révélateurs du subconscient. Les artistes savent transformer ces images presque insignifiantes de la mémoire corporelle en signe de mélancolie et de beauté.

Dans les photographies de Francesca Woodman, le tragique du quotidien se métamorphose en un spectacle inattendu. Le banal y devient sublime, mais un sublime en décalage, toujours manqué au présent. Son univers est celui du corps offert et dissimulé tout à la fois. Elle se photographie souvent floue, mouvante, comme si son être refusait la fixité de l’image. Ici, la mémoire corporelle est d’une part perceptible à travers le corps fragile qui cherche à disparaître, les pieds qui se confondent dans les murs décrépis, la poitrine brandie vulnérable dans une chambre presque vide. D’autre part, cette mémoire de l’intime est émotionnelle, et s’exprime par les tons, les lumières, les textures ou les silences. L’intime chez ces artistes n’y est jamais neutre, il porte l’empreinte d’une trahison intérieure qui confère au geste artistique sa densité et sa puissance. Et l’art dans ce contexte devient un médiateur capable de leur offrir une existence perceptible.

Cette même puissance résonne dans la voix de Cesária Évora. Lorsque l’on écoute Sodade, c’est une caresse et une communion avec nos intimités refoulées, nos solitudes les plus profondes. Elle nous prend à la gorge et nous laisse sans défense. Chaque note résonne avec les replis de l’antériorité et vient réveiller en nous des univers affectifs longtemps refoulés.

Parler de l’intime, c’est accepter d’approcher ce qui résiste aux mots : une vulnérabilité viscérale, une vérité intérieure, une mélancolie irréductible. Cette serrure que chacun garde en soi n’est pas un obstacle mais la condition même de notre humanité. L’intime est à la fois ce que nous craignons de montrer et ce que nous cherchons à transfigurer par la parole et par l’art. Comme l’écrit Georges Bataille dans L’expérience intérieure : « Ce n’est que du dedans, vécue jusqu’à la transe, qu’elle apparaît unissant ce que la pensée discursive doit séparer. Mais elle n’unit pas moins que ces formes — esthétiques, intellectuelles, morales — les contenus divers de l’expérience passée. »

Ainsi, c’est dans l’effort même de nommer et de transfigurer ce feu secret que l’intime se révèle et se transforme.

© LADOUCE YONBAN

Auteur/autrice

3 réflexions sur “L’INTIME ENTRE VULNÉRABILITÉ ET TRAGÉDIE”

  1. Parler de l’intime, c’est accepter d’approcher ce qui résiste aux mots : une vulnérabilité viscérale, une vérité intérieure, une mélancolie irréductible.

    Merci beaucoup pour cette publication sur l’intimité.

    Votre réflexion m’a poussé à m’interroger sur ma manière d’exprimer mon intimité dans mes travaux artistiques et autres.
    Je me rends compte que l’extime a tendance à prendre le dessus sur l’intime.
    À partir des quelques artistes que vous avez présentés, je vais m’approfondir sur le sujet.

    Agréable journée.

    Prenez bien soin de vous.😁

    1. Ladouce Yonban

      Je vous remercie pour votre regard et l’attention portée à l’article.

      Il est important de noter que l’intime et l’intimité même si semble si phonétiquement proche, se distinguent : l’intime est un concept qui désigne la dimension intérieur alors que l’intimité, est l’expérience vécue de l’intime au contact avec une conscience extérieure. Cependant l’intime peut exister sans se partager.

      L’ extime n’est que le prolongement de l’ intime, l’un porte la mémoire sensorielle et corporelle l’autre l’ expose, la résonne, la prolonge. Les opposer serait une illusion vaine. L’enjeu est de garder l’équilibre.

      L’acte de transfiguration de l’intime ne consiste pas à se mettre à l’abri de ceux dedans encore moins de ceux dehors, mais d’accepter la porosité des deux.

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