Cette histoire est une fiction, toute ressemblance avec des personnes réelles serait fortuite. Une partie de la situation de départ s’inspire cependant de deux faits divers non élucidés du début du XXe siècle.
Première partie
Épisode 1 : La disparition
Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un héros dans la famille. Moi, si. Ma fierté culmina l’été de mes huit ans, en 1957, pendant mes vacances en Bourgogne chez mes grands-parents, quand j’observais l’univers de loin avec ma longue-vue ou de très près, avec ma loupe d’entomologiste en herbe. Ce fut une période étrange dont tu sauras tout tel que je le vécus ; je me doute que ça te tient à cœur.
Bon, pour être tout à fait honnête, je n’étais pas présent le jour de la disparition de Simone. Sa mère, Mathilde, nous la raconta pourtant si souvent les semaines suivantes, et avec tant de détails qu’à chaque fois, je vivais la scène comme si j’assistais à une projection multisensorielle.
Après toutes ces années, il n’est pas étonnant qu’elle se déroule encore sous mes yeux avec un réalisme douloureux.
18 juillet 1957
Dans sa robe bleue couverte de poussière, la petite Simone jouait dans la cour derrière la ferme, à côté du sentier qui traverse le verger pour aller jusqu’au ruisseau. Ses minuscules doigts malhabiles attrapaient des plumes de poule répandues sur l’aire et les piquaient dans un gland ramolli par la pluie. Le bout nu s’enfonçait mal ; elle se saisit d’un clou en forme de L majuscule tombé au sol, l’une de ces accroches d’ardoise démontées par le vent. Un sourire se dessina sur ses lèvres, qui devint rire tant la chair du fruit s’ouvrait avec facilité sous la pointe. Combien de plumes y ficherait-elle ? Et elle piqua, piqua. Autant que sur une poule.
— P’um’ ! P’um’ !
Elle riait et piquait sous l’œil de sa mère, Mathilde, debout dans la cuisine où elle pelait des carottes et fendait des choux. Tchac ! Elles étaient à quoi, dix mètres l’une de l’autre, pas plus.
Derrière la grande table en chêne, l’eau bouillait, les pommes de terre dansaient.
Tchac ! Tchac ! Les moitiés à blanchir.
Quand Mathilde eut rassemblé les peaux rugueuses des légumes à grands coups de tranchant de main, elle les fit glisser jusqu’à une bassine de fer-blanc où elles tombèrent en pluie lourde.
Au cochon ! Bérengère, la truie, et le gros Pierre, son porcelet qu’on engraissait, s’en régaleraient. Elle se rendit là-bas d’un bon pas, bassine contre hanche, la petite porcherie se trouvait juste derrière la maison. Aller-retour, trois minutes.
Quand elle revint, il ne restait dans la cour que le gland garni de plumes.
Mathilde hocha la tête. La petite avait dû se traîner jusqu’à l’étable pour voir le veau à travers les barreaux. Ça ne sait pas encore marcher que ça trotte partout, se plaignit Mathilde en souriant. Au moins, sa fille avait du corps, pas comme la petite de Maurice et Jeannette, aussi épaisse, la pauvrette, qu’une chenille sans chou, et un teint de poireau.
Elle soupira en posant la bassine sur la table. Une vache défend son veau et Simone était assez menue pour se glisser à travers la claie. Un coup de patte est vite arrivé, c’était dangereux. Tout en s’essuyant les mains dans son tablier, elle marcha à grandes enjambées jusqu’à l’étable, gardant un œil sur le ciel, car les nuages, elle le sentait, allaient crever.
L’odeur capiteuse du foin l’accueillit, et celle, plus lourde encore, de Jonquille, la vache. L’étable était vide, elle et le veau étaient sortis par l’arrière dans le champ clos qui leur était réservé. Pas de Simone non plus. Au fond de la poche du tablier, Mathilde toucha une pomme de terre qui y était tombée. Sa main l’enferma dans sa paume.
Elle fronça les sourcils et appela : « Simone ? »
Je crois que c’est à ce moment-là qu’elle se dit que quelque chose était arrivé à sa fille.
En fait, je n’en sais rien, tu t’en doutes, je n’étais pas dans sa tête, mais j’ai entendu tellement de fois ce récit qu’il est devenu aussi vrai que si je l’avais vécu. Alors qu’à ce moment précis, je regardais mon muguet se couvrir de veinules noires dans la cuisine de la maison de famille.
L’idée, donc, traversa Mathilde trop vite pour laisser une trace. Simone devait être ailleurs, voilà tout. Dans une ferme, ce ne sont pas les cachettes qui manquent, mais c’était quand même pénible ces enfants, à deux ans et demi, on ne les tient pas, il faut tout le temps être derrière eux. André, le garçon de ferme l’avait peut-être vue. Il avait le chic pour la dénicher. La dernière fois, il l’avait trouvée le nez dans le cresson près de la fontaine tarie. Les yeux ronds, elle observait un lucane qui avançait à grand-peine une patte après l’autre entre le chiendent et les cailloux. Simone pouvait être n’importe où. Et dire que Mathilde se pensait enceinte d’un deuxième…
L’église sonna onze coups. Il était déjà tard, la soupe n’allait pas cuire toute seule, les choux, la queue de bœuf, les carottes. La jeune mère hésita : retourner dans la cuisine ou chercher Simone. Sa main tâta la pomme de terre au fond de la poche du tablier. Il protégeait sa robe. Pas celle du dimanche, mais moins on la lavait moins on l’usait. Quelque chose la poussa à rester dans la cour, cette enfant devait bien être quelque part.
Le poulailler. Vite. Son sabot cognait les cailloux. Les poules caquetèrent en la voyant, le soleil grimpait vers le zénith et certaines gravissaient déjà l’échelle jusqu’au nichoir pour trouver du frais.
Mathilde passa la tête à l’intérieur de la petite cabane. Dans la pénombre, l’odeur piquante des fientes lui monta aux narines. Personne.
Les clapiers, peut-être, juste derrière. Son cœur battait fort.
L’œil rond derrière le grillage, ses pattes épaisses enfoncées dans le foin, la révérende Pauline, mère de force lapereaux, la dévisageait en ouvrant et fermant ses narines fendues.
Personne non plus.
Mathilde se retourna, les yeux partout, la tête comme la girouette du clocher un jour de grand vent,
— Simone !
Au soleil, il était midi.
© Claire Garand

Ping : Comment j'ai écrit un feuilleton - Claire Garand
Merci Claire pour ce feuilleton passionnant ! C’est très réussi.
Ça commence bien !
On voit le décor, et le suspense est là…
Merci beaucoup, Isabelle ! J’espère que la suite vous plaira.
Et riche en rebondissement !