SIMONE deux Épisode 3

Épisode 3 : L’étrangleur

18 juillet 1957

Le soleil montait haut dans le ciel tandis que je surveillais à l’œil nu l’arrivée du convoi allemand. Mon équipe, comme celle de mon grand-père, avait plastiqué les voies. J’espérais bien que le train se montrerait avant l’appel de ma grand-mère pour le déjeuner quand un I majuscule s’agita sur le grand chemin qui menait à la ferme des Balleret. Un J plutôt, et il tressautait. Je saisis mes jumelles. L’œilleton gauche béait noir. J’observai la scène à travers le droit qui avait gardé ses verres.

— Yvonne ! criait le J avec la voix de madame Balleret (j’étais trop petit, tu t’en doutes, pour être autorisé à l’appeler Mathilde).

Tête nue sur le grand chemin, notre voisine repoussait sur le côté son tablier, sa jupe, et tous ces tissus que les femmes de l’époque portaient par-dessus leurs jambes, et elle courait si vite que la voilà déjà devant chez mes grands-parents.

— Mathilde ! s’écria ma grand-mère en sortant de la métairie.

Les deux femmes se précipitèrent l’une vers l’autre. Mathilde Balleret, les yeux hors des paupières, s’agitait et le parfum de ma grand-mère, pourtant prononcé, ne parvenait pas à l’apaiser. Oreilles tendues, je rampai jusqu’au bout de la branche. Elle ploya. Je m’arrêtai sans bruit.

Simone, lui apprit la nouvelle arrivante en haletant, avait disparu. Ni dans la cour, ni dans la grange, ni dans le poulailler, ni aux clapiers, ni nulle part je te dis.

J’étais déçu. J’avais espéré… quoi ? Je l’ignorais, mais j’attendais du lourd, l’arrivée de la fanfare nationale comme pour le 14 juillet (et que j’avais manquée), par exemple, ou le passage du peloton, ou mieux, du Spoutnik dont tout le monde parlait, enfin un truc époustouflant, vu son niveau d’essoufflement.

Enfant unique, je regardais Simone avec circonspection même si je la voyais seulement pendant les vacances : en aurais-je voulu pour petite sœur ? Pas sûr. Elle s’amusait d’un rien et éclatait toujours d’un rire joyeux quand je la chatouillais — et je ne m’en privais pas. Un rire qui vous réjouissait les oreilles. Mais on ne pouvait pas vraiment jouer avec un bébé.

Je l’avais quand même retrouvée avec plaisir à mon arrivée (pour lui titiller le nez avec le bout de ses nattes), quand nous avions fait le tour du hameau pour saluer tout le monde. Et aussi pour que ma grand-mère puisse montrer comme son petit-fils poussait bien. Du point de vue de grand-père, j’étais grand, huit ans, solide, bientôt prêt à apprendre à jouer de la faux. J’avais hâte. Le voir faire tomber sans bruit « d’un coup d’un seul » et presque sans effort toutes ces gerbes de blé ne me suffisait plus.

Mes parents en avaient discuté à la Noël précédente.

— Hors de question, avait dit ma mère, c’est bien trop dangereux pour un enfant de son âge.

— Hors de question, avait dit mon père, tout le monde utilise des moissonneuses-batteuses aujourd’hui.

Personne ne m’avait demandé mon avis, grand-père avait haussé les épaules et on n’en avait plus reparlé. Peut-être même avait-il oublié, sa mémoire lui faisait des taquineries. Après la guerre, un obus l’avait obligé à trouver un autre travail : on ne fauche pas avec une patte artificielle. Et ses nuits étaient agitées. Je l’avais entendu moi-même hurler plus d’une fois « il faut les sauver ». Certains jours aussi, il regardait le monde entier « à travers ». Ça pouvait durer. Rien qu’une bonne paire de claques ne remette en place, répétait ma grand-mère qui avait la main preste.

Devenu voyageur de commerce, grâce à l’appui d’un « ancien de l’armée » qui avait recasé plus d’un soldat cassé, grand-père restait faucheur dans l’âme et continuait à prêter main-forte aux paysans du coin quand l’occasion se présentait. Il avait « le talent » comme ils disaient, même s’il passait désormais son temps sur les routes.

Je te raconte tout ça pour que tu comprennes.

En fait, je veux comprendre, moi aussi.

— Tu crois que c’est une laie ? demanda soudain Mathilde.

Tout le monde connaissait la mésaventure de Thierry qui habitait plus haut. Et à qui il manquait un morceau de chair gros comme le poing au côté droit.

— … ou les Gitans ?

On les voyait passer dans leurs caravanes et s’arrêter parfois dans le grand champ communal. À l’époque, tu sais, leur présence était bien pratique pour expliquer les petites misères du hameau, même les orages et les veaux à deux têtes.

Grand-mère leva les yeux vers le tilleul, je m’enfonçai dans les frondaisons.

— Ton mari, il a toujours son fusil de soldat, non ?

Une lueur traversa son regard. Tout le monde connaissait les hauts faits de mon grand-père. Elle poursuivit, pleine d’espoir :

— Il pourrait peut-être…

— On va atteler Cachou pour aller en ville, répondit très vite ma grand-mère. Il y a la police, là-bas, ils sauront quoi faire.

— Et si c’était l’étrangleur, dis-je en sortant la tête des branches vertes et argentées comme un clown sur ressort.

Les yeux de grand-mère prirent une couleur inconnue. Depuis, je l’ai vue ailleurs cette ombre dépourvue d’arrière-plan, dans une exposition où l’artiste avait peint des disques noirs au sol, d’un noir si noir qu’on aurait dit des trous sans fond.

L’étrangleur, c’était comme ça qu’on l’appelait.

Tous les adultes en parlaient, entre eux, pas aux enfants, évidemment. Un croquemitaine pour de vrai, ça se cache. Grand-mère croyait que je ne savais pas. Mais à mon âge, on n’a pas les yeux dans sa poche. Le mois précédent, on avait retrouvé une fillette étranglée à une centaine de kilomètres d’ici, et une autre, plus au sud. Et beaucoup d’autres avant.

Un étrangleur en série. Horrible et fascinant quand on a huit ans.

Comment je l’avais appris ? Lors de ce fameux tour du hameau pour me présenter, nous étions passés par la maison du rempailleur. Grand-mère ne l’aimait pas beaucoup, mais disait toujours qu’on devait aller le voir « par correction ». Alors nous y étions allés.

À notre arrivée, il avait reposé un exemplaire du Journal des chaumières que j’avais attrapé et déchiffré pendant qu’ils palabraient, toutes leurs histoires d’adultes sans intérêt. Mes yeux se régalaient des paragraphes. L’étrangleur faisait la une : je ne regrettais pas d’avoir peiné sur mon livre de lecture pendant toute l’année. Je n’étais pas très doué, mais ma récompense s’étalait devant moi. Non seulement j’échappais aux discussions vides des grands, mais je me repaissais d’une histoire agréablement terrifiante.

Je n’eus pas le droit d’emprunter le journal à notre départ. Oh, les gros yeux de ma grand-mère ! « Qu’est-ce qui trotte dans ta caboche ? » m’avait-elle dit, dès que nous eûmes dépassé la maison du rempailleur, « tu ne veux pas m’obliger à revenir lui parler, ho, dis ? »

Elle avait déjà cédé à ma demande de dormir dans le tilleul depuis mon arrivée, je risquais gros à réclamer le journal. Je fermai mon bec avec un sourire contrit.

— Je peux venir avec vous ?

Ma voix arboricole surprit les deux femmes, qui avaient oublié ma présence. Le menton de ma grand-mère se releva, hésitant.

Se dit-elle que l’étrangleur se cachait peut-être en ce moment même dans une haie au milieu des champs, et qu’il valait mieux m’emmener avec elle ? Ce qui se passait dans la tête des adultes restait pour moi un mystère.

— Descends tout de suite ! s’exclama-t-elle finalement.

Je l’aidai à atteler Cachou qui mâchouillait sa friandise préférée, des chardons.

— Ce soir, dans ton lit et porte fermée à clenche, murmura-t-elle.

Sa voix traînait sur le « en ».

Et nous voilà en chemin, moi, ravi de cette sortie —, j’allais voir des policiers ! Imbécile blessant, je sifflais gaiement.

À côté de moi, Mathilde se tenait aux aguets, ses yeux fouillaient les fourrés le long de la route, les blés, les ronces, les arbres, même, sans un mot qui dépassât d’entre ses lèvres de plus en plus serrées au fil des cahots, rentrées à devenir fil.

— Quand grand-père reviendra, lui dis-je, je lui raconterai tout et il retrouvera Simone !

Car dans ma petite tête de l’époque, les héros savent ce que le commun des mortels ignore.

Ma grand-mère me jeta un regard d’une tristesse sans fin. Comme si elle avait su qu’il ne rentrerait pas.

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