GOLIARDA, VOUS ÊTES TRES FORTE !

GOLIARDA – Maintenant je sais pourquoi j’eus cette frayeur, dans l’obscurité de ce crépuscule qui s’abattait autour de nous. Je pris peur parce que j’avais lu dans tes mots… moi non plus je ne sais pas détourner mon regard accroché à ce long écho de chaleur, au parfum de miel…

Inspirée du roman Le fil de midi de Goliarda Sapienza, cette pièce de théâtre met en scène les séances de psychanalyse entre l’autrice et le praticien qui l’accompagna après sa tentative de suicide. Cette thérapie débuta après les séances d’électrochoc qu’elle subit par suite de cet acte, séances qui altérèrent grandement sa mémoire.

Théâtre intérieur des pensées de l’écrivaine, ce texte nous livre également ses réflexions intimes, ses tourments et ses idées.

Goliarda Sapienza, connue pour son roman L’art de la joie nous est ici contée sans fard, livrée au scalpel de la psychanalyse, présentée dans l’intimité de l’inconscient.

GOLIARDA – Ah ! Oui ! J’ai passé l’examen à l’Académie. Oui, j’avais quarante de fièvre ce matin-là. A Rome, il faisait si froid. J’ai quand même été reçue avec bourse d’études, oui, mais… (Elle est traversée par un frisson de froid et s’abîme à nouveau dans ses pensées. Elle se sent persécutée, à présent l’Analyste représente à ses yeux le jury en train de l’évaluer lors du concours de l’Académie. Elle se parle à elle-même et de temps en temps elle s’adresse au public d’un air complice.) Il ne faut pas que je parle. Il risque de s’apercevoir que je ne sais prononcer mes répliques que de façon machinale : que les mots de cette petite scène… S’il s’en rend compte, il va revenir sur sa décision de valider ma bourse d’études, et me l’enlever.

Au fil de sa mémoire qui resurgit par bribes, nous parvient son histoire : l’Académie nationale d’art dramatique de Rome, l’emprisonnement de son père en raison de ses idées en opposition avec le gouvernement en place.

La famille de Goliarda, originaire de Catane, était socialiste anarchiste. Son père, avocat et figure éminente du mouvement socialiste, fut arrêté par les fascistes ; sa mère était directrice du journal socialiste Le cri du peuple (Grido del popolo).

Mon père, depuis sa prison, n’écrit plus… (Soudain elle s’abîme profondément dans cette époque éloignée, elle commence à hocher la tête.) On l’a peut-être tué. Nous n’avons plus de nouvelles depuis sa première sortie dans la cour pour l’heure de promenade, lorsque tous les détenus de droit commun dont il a pris la défense à l’époque ont chanté pour lui L’Internationale, en hurlant et en criant tellement que… Après nous n’avons plus eu de nouvelles. On l’a tué, c’est sûr.

Théâtre d’intimité, l’autrice se dévoile au fur et à mesure des séances et des échanges avec son analyste. L’amour qu’elle porte à sa mère, sa haine du fascisme, la folie qui l’habite, ses pensées sombres aussi.

Ne faut-il pas un peu d’emportement, de déraison, pour vivre son art pleinement ? L’excès, la fièvre ne sont-ils pas signe de génie créatif, d’un esprit libre et combattif ?

Dans son œuvre, l’écrivaine s’est toujours livrée pleinement et authentiquement ; dans cette pièce de théâtre, il en va de même : son génie est exposé en pleine lumière, assorti de ses démons et de ses ombres aussi.

GOLIARDA – Je n’ai pas été folle, j’ai seulement voulu mourir ; mais ça n’est pas de la folie, cela peut être de la faiblesse. Beaucoup de gens le font, et ils ne sont pas fous.

Folie, génie, passion, déraison, Goliarda dans tous ses états.

Frénésie, envie, agitation, émotion, l’amour entre avec fracas.

De fait, au fil des scènes, la relation entre l’autrice et l’analyste évolue ; les sentiments semblent progresser dans une direction inattendue. Des deux côtés, l’attirance semble évidente et la passion s’en mêle ou s’emmêle, c’est selon.

GOLIARDA (avec fermeté) – Oui, je vous aime. Je vous aime, docteur, ne me quittez jamais.

ANALYSTE (il est ému) – Vous ne m’aviez jamais demandé de l’aide, Goliarda… je suis un peu ému. Oui, je vous aime, comme vous dites, mais je dois endiguer cet amour que je ressens. Je veux vous donner la meilleure part de moi-même, mon apport de médecin, et je vous rendrai forte, je ferai en sorte que vos ongles poussent, je vous amènerai à nous griffer avec vos ongles, Citto et moi. J’extirperai votre mère de sous votre oreiller. Je vous guérirai, et quand vous serez guérie, vous comprendrez que l’on peut, ou mieux que l’on doit vivre sans dépendre des autres.

Dans cet émoi, cet élan du cœur, se révèle l’être passionné qu’était l’écrivaine et comédienne ; à travers ses émotions, il est permis de mieux appréhender la complexité du personnage.

Il est difficile de ne pas être touché par cette femme qui, après avoir achevé cette thérapie, se reconnecta à elle-même et écrivit son œuvre majeure, L’art de la joie, passée tardivement à la postérité, après sa mort.

De fait, jugé contestataire et féministe, son roman ne put être édité de son vivant, malgré le soutien qu’il obtint pourtant du président de la République, ami de sa mère. Ce fut en 1998, soit deux ans après sa mort, que son mari, Angelo Pellegrino, parvint à le faire publier.

Laissez-nous notre folie et notre mémoire.

À travers cette pièce de théâtre, Ippolita Di Majo, scénariste italienne, rend un merveilleux hommage à l’autrice passée à la postérité comme figure emblématique de la littérature italienne contemporaine.

[…] ne le dites pas à voix haute, la parole trahit-, ne le dites pas à voix haute, mais pensez en vous-même : elle est morte parce qu’elle a vécu.

Aux origines de L’art de la joie, il y a Goliarda, sa passion et sa détermination, ses blessures et ses fêlures, ses effrois et ses émois.

Il y a cette femme qui a aimé, qui a rêvé, qui a voulu et qui a vécu.

Il y la comédienne et l’écrivaine.

Il y a cet être qui a respiré, espéré, éprouvé.

L’amour, la littérature, le désespoir et l’écriture.

Et par-dessus tout, ce qui la définit, aujourd’hui encore…

Une soif de vivre, L’art de la joie.

 

Ippolita Di Majo

DI MAJO Ippolita, Goliarda, vous êtes très forte ! (Pièce de théâtre d’après Le fil de midi de Goliarda Sapienza), Éditions Le Tripode, parution le 6 novembre 2025, 112 pages, 16,00 €.

https://le-tripode.net/livre/ippolita-di-majo/goliarda-vous-etes-tres-forte

 

© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild

Auteur/autrice

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