
Aline Angoustures est historienne. Après plusieurs ouvrages scientifiques consacrés aux migrations des populations et aux déplacements des sociétés, elle rédige des textes poétiques pour des revues littéraires. Elle co-écrit ensuite un recueil avec Philippe Moron intitulé Le divan double paru aux éditions Unicité en 2024. En février 2025, elle signe son premier roman Où subsiste encore ton écho publié aux éditions L’Incertain.
Jeanne et Adèle partent sur un paquebot qui reste à quai. Un bateau reconverti en centre de cure. Les deux femmes s’offrent une thalasso. L’occasion pour Jeanne de prendre du recul sans partir trop loin, de mettre à distance son existence qui commence à la submerger. Depuis quelque temps, elle se noie dans les eaux troubles de son quotidien. Adèle, quant à elle, lutte contre un cancer. Rongée de l’intérieur, elle devient cette figure réconfortante, presque transparente comme un doudou invisible à qui l’on aime se confier. Une mère qui serait devenue une amie.
Durant ce court séjour, éloignée de tout, Jeanne laisse son esprit vagabonder, libre de naviguer dans les eaux thermales, de la Bretagne à Téhéran. Petite fille, elle déménage, traverse le monde pour se retrouver en Iran où elle découvre un univers parallèle, à la fois semblable et pourtant très différent. Les paysages, le soleil, les couleurs, l’alimentation, la mode, la langue, l’école, les hommes et les femmes etc. Tout devient découverte, splendeur, stupéfaction et déception. Excitation et colère parfois, s’entremêlent. Les repères se disloquent. Jeanne, encore enfant, s’enfonce dans ce qui la lie aux mondes du passé et du présent : l’école. « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ma petite ? ». La première à me poser la question, en maternelle, était blonde et donnait des gifles très fortes quand on était insolente. « Je veux aller à l’école, avais-je répondu. »[1] Une promesse comme une fuite qui ne cessera jamais Le français devient sa matière préférée ; la poésie, un plaisir. Le lycée en Iran fut rythmé au son du muezzin qui marqua, par ailleurs, la fin des confessions et des messes auxquelles elle assistait. La crèche à Noël disparut et les vendredis remplacèrent les dimanches. En contrepartie, lors de la nuit du solstice d’hiver, elle se délectait de fruits mûrs, rouges et juteux. Rouge comme le sang sombre qui coule le long des cuisses, comme la couleur de l’urne qui accueille les cendres de la mère. Des souvenirs sensoriels qui resurgissent au fond de la gorge, comme le pépin d’une grenade lentement ingurgité qui dépose son acidité sur la trachée. C’est doux et piquant. L’école devient un refuge, la promesse d’un départ possible pour devenir une femme libre et indépendante, intellectuellement et financièrement. Gagner sa vie pour exister dans une autonomie réelle et non, comme disait sa mère « pour pouvoir divorcer »[2].
Une mère qui à trois reprises tente de mettre fin à ses jours. La dernière, en 1989, fut fatale. Alors âgée de 55 ans, elle saute d’un pont et laisse Jeanne entrer seule dans sa vie d’adulte avec l’amertume et l’angoisse de l’inconnue de ceux qui restent. Elle est démunie, atteinte.
« Est-ce qu’on ne se suicide pas pour atteindre les autres ? Pour qu’ils ne puissent justement jamais se défaire de vous ? »[3]
N’est-ce pas un paradoxe saisissant que cette mère qui jamais ne pardonna à sa fille son existence, lui reprochant de l’avoir condamnée à ce rôle maternel, prisonnière du foyer et enfermée dans sa simple apparence, où mode et lifting sont les seuls moyens de redevenir une femme sociale, de soigner l’illusion de faire partie de la société. Pourtant, par cette chute, elle marque la chair de sa fille par la culpabilité imposée. Jeanne devient coupable à vie.
À son tour, la narratrice devient mère et embrasse une nouvelle temporalité. À travers son fils, ce sont une autre langue tricotée avec les mots d’une époque qui s’ouvre, une autre manière de se vêtir et de se mouvoir, d’autres divertissements et d’autres doutes. Un avenir incertain où chômage et réseaux sociaux cohabitent, où le temps file sans savoir comment l’utiliser, où les moyens de communication pullulent, bien que les échanges vivants s’effacent tout comme les notions de faits et véracités s’embrument face aux flux d’informations qui nous frappent à longueur de journée. Comment discerner le vrai du faux, le beau du laid, le naturel de l’artifice dans cet amoncellement difforme qu’est le monde ?
« Les heures qu’on a passées à parler avec lui pour lui dire que les juifs ne dominent pas le monde, que Dieudonné a perdu des procès, Marc avait tout vérifié, et les heures et à se demander comment ces deux mômes avaient pu se fier à YouTube. »[4]
Derrière le récit d’Aline Angoustures, c’est une réflexion qui est menée sur le rôle des mères et leurs charges à porter ; le poids des écrans, le poids des drogues. Peut aussi s’y inviter la mère dans la réflexion la mère patrie, la mère nation qui ne porte plus le corps de ses enfants, comme Jeanne fut l’enfant rejetée. L’abandon maternel nourrit alors la mère qu’elle devient, angoissée, effrayée par la perte potentielle de son fils ; la mort de sa chair.
À travers la mère, c’est le corps tout entier qui est interrogé. Le corps vivant, touché, souffrant, flottant, mutilé, jouissant ou regardé. Ce corps vulnérable, parfois fragile, devient dans l’écriture de l’auteure une entité à part entière. Il est l’objet de transmission par excellence, l’outil universel du langage qui, comme les mots, s’estompe, se fane ou renait. Et c’est avec la mer que le corps de Jeanne revient à la vie. L’eau enveloppe sa chair, la rend liquide et les mains qui la touchent réchauffent l’épiderme autant que l’esprit, leur redonnant matière. Le contact charnel et la mer s’apparentent aux fluides chauds maternels. Jeanne s’extrait, sort la tête de l’eau.
Pour son premier roman, Aline Angoustures s’empare d’éléments biographiques pour emmener le lecteur dans les eaux troubles de la transmission. Qu’est-ce que transmettre au fond, si ce n’est dialoguer, échanger, toucher, se nourrir de l’autre, de ses joies et de ses souffrances ? D’une plume cinglante et maitrisée, parfois crue et vive, elle narre le parcours de ce personnage féminin qui cherche en elle la force de trouver l’écho qui subsiste encore.
Ce livre est un cri d’espoir, calme et silencieux.
ENTRETIEN
Vos écrits sont nombreux, poétiques et scientifiques principalement. Pour quelles raisons avez-vous eu l’envie de vous exprimer par le roman ?
J’ai toujours voulu écrire des romans et j’en lis énormément, autant que de la poésie ou de l’histoire. Mais le roman demande une continuité d’écriture, un long travail sur la structure, et je n’ai pas eu le temps de m’y consacrer autant que nécessaire.
La poésie est une de mes passions depuis l’adolescence. Sa concentration, sa densité permettent d’en écrire plus facilement, malgré son exigence, en parallèle de la vie professionnelle. J’ai eu le plaisir de publier des poèmes en revues, qui sont un vivier formidable pour la poésie et la création, puis, en 2024, un premier recueil écrit à quatre mains avec Philippe Moron, paru aux éditions Unicité.
Ma discipline scientifique est l’histoire, et elle se rapproche du roman : raconter l’histoire, des histoires, la façon dont nous traversons l’histoire. L’histoire m’a aussi appris à me placer sur le sol, dans une chronologie (c’est un des sujets du roman), à m’enraciner dans l’histoire de tous. À me protéger aussi de la mienne.
Comment est né ce projet de roman ?
Ce projet est né d’une expérience que j’ai traversée, la souffrance et l’impuissance que l’on peut ressentir comme parent lorsque son enfant est en difficulté, et de tous les échanges que j’ai eus avec d’autres parents dans la même situation. Je n’aurais pas écrit sur ce sujet si je n’avais pas rencontré autant de gens, d’amis, de personnes croisées brièvement, de thérapeutes qui me racontaient des choses très proches, en écho. Et si je n’avais pas pris conscience que tous se sentent seuls et nuls, impardonnables et impardonnés. Le regard de la société est impitoyable sur cet échec. Tout le monde aujourd’hui est victime de quelqu’un ou de quelques-uns, mais les victimes, ce ne sont jamais les parents.
Votre livre est dense dans son propos et les sujets sont riches, mais pour vous, de quoi traite-t-il ? Quel est le sujet central ?
Le sujet central que je voulais traiter quand j’ai commencé est celui que je viens d’esquisser : la façon dont la société actuelle fragilise les adolescents et les parents. C’est la partie du livre la plus nourrie de lectures, de réflexions sur l’évolution de la société. Je pense notamment à la société addictive dans laquelle nous vivons. Patrick Pharo a très bien analysé que les addictions ont pris un caractère de masse dans les sociétés libérales au XXe siècle, alors que ce n’était le cas ni aux siècles précédents ni dans la plupart des sociétés anciennes et que le paradoxe des sociétés libérales occidentales contemporaines est que la libération du désir intime revendiquée, et en partie obtenue par le mouvement de 68, est devenue par la suite un enjeu majeur pour le développement des nouvelles forces productives du capitalisme[5]. Ces addictions frappent notamment les jeunes, avec la drogue, y compris le cannabis qui n’est plus une « drogue douce », et les écrans. Au cours de la même période, la cellule familiale a connu de profondes transformations : l’importance accrue accordée à la dimension affective du lien familial, la « psychologisation » des relations familiales, la « démocratisation » des relations parents-enfants. Le modèle traditionnel a peu à peu été remplacé par un modèle laissant plus de place à l’échange mutuel et à la négociation. C’est ce qu’ont voulu les parents de ma génération, moi y compris. Mais cette transition ne va pas sans poser problème. François de Singly a ainsi relevé que, pour la première fois, les parents ne se sentent plus soutenus par une morale collective indiscutable et légitime parce que traditionnelle.
Mais lorsqu’on écrit, on tire un fil qui vous amène parfois ailleurs, vers un sujet qui prend la place du premier ou s’y mêle de façon à changer le projet. Ici, c’est le lieu que j’ai choisi, l’univers amniotique d’une thalasso en Bretagne, et le thème de la fuite qui m’ont conduite à un deuxième sujet qui, si j’en crois les premiers lecteurs, est devenu le sujet central du livre : la façon dont on se construit avec une mère mélancolique, dans la fuite d’une tragédie annoncée, qui est la partie la plus autobiographique de ce roman. Comment se libérer de la peur et de l’impuissance dont on a été nourri ? Qu’est-ce que le goût de vivre ?
Enfin, il y a un sujet plus large, historique, le parcours de notre époque, et, parce que le personnage a vécu à Téhéran, en Iran, au moment qui précède la bascule khomeyniste, l’axe central de ce parcours de l’époque est celui de l’internationalisation de l’islam politique radical. Cela m’intéressait notamment d’incarner la façon dont les occidentaux en Iran ont pu incarner, malgré eux bien souvent, une libération sexuelle féminine vécue comme un danger mortel.
Comment vous est venue l’idée de ce personnage féminin tenu par Jeanne ?
Jeanne est d’abord un choix formel, celui du « je », que son nom contient. C’est la narratrice, celle qui raconte. Il me fallait une subjectivité pour entrainer le lecteur, et une femme, car, même si je parle des pères, les mères portent le poids des difficultés des enfants, ce sont elles qui sont désignées coupables, ce sont elles qui se démènent pour aider. C’est une charge qui pèse sur les femmes. J’ai voulu aussi en faire un personnage imparfait, plein de doutes, perdu dans les injonctions paradoxales de notre monde, avec un regard un peu décalé, un peu cru, presque brutal parfois. Au fil du roman, elle se rapproche de moi par les souvenirs, mais s’éloigne de ce qu’elle a été pour affronter, grâce aux rencontres, le fantôme qui vit en elle et l’aliène. Pour se saisir de la vie ou plutôt de sa vie.
En observant votre bibliographie, on remarque que les questions de migrations et de mouvements des sociétés ainsi que des peuples ont été au cœur de vos réflexions. Jeanne parcourt la Bretagne puis Téhéran en se plongeant dans ses souvenirs ; des souvenirs qui s’entremêlent avec ceux qui concernent son fils. Faites-vous un lien ou un parallèle entre ces différents mouvements géographiques et virtuels ?
Certainement. Je m’intéresse beaucoup aux questions des frontières géographiques, des expatriations, de ce qu’elles vous donnent et vous font perdre, des retours si difficiles. Les frontières sont aussi sociales et elles sont peut-être plus difficiles à franchir, laissant des traces chez ceux que l’on nomme aujourd’hui les « transclasses ». Le personnage de Jeanne est hanté par cette frontière et elle désire avant tout être un trait d’union, une réparation. Elle est entre deux mondes.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à choisir ce titre, qui évoque, inévitablement, la chanson d’Alain Bashung La nuit je mens ?
Le livre s’appelait 1 500 francs et c’est mon éditeur qui a voulu que je change le titre. À partir de là, j’ai cherché, hésité, me portant vers des poètes, des chanteurs que j’aime comme Manset ou Bashung. Je n’ai pas cherché à analyser le sens que le parolier a voulu donner à ce fragment, mais j’y ai trouvé le cœur du roman, cette présence du souvenir et d’un écho qui demeure au fond du personnage, l’écho d’une voix, d’une mère.
Quels sont vos projets d’écriture pour l’avenir ?
Mes projets d’avenir sont des projets d’écriture. Je poursuis l’écriture poétique avec tout d’abord, je l’espère, un prochain recueil à quatre mains. Pour le roman, j’ai quelques manuscrits dans les tiroirs, et l’un d’entre eux, au moins, va sans doute être publié assez prochainement, après un travail de reprise partielle. J’ai ensuite au moins trois projets sur lesquels il faut que j’organise mes notes et ma documentation avant de commencer le travail d’écriture proprement dit. Il est possible que je me dirige vers une hybridation de mon activité scientifique et de mon activité littéraire.
Enfin, on n’écrit pas sans lire. J’adore lire d’autres auteurs et j’ai décidé, puisque je suis désormais en retraite, de m’investir dans la maison d’édition qui a publié mon roman, L’Incertain, comme membre de l’équipe éditoriale. C’est une aventure humaine et littéraire passionnante.
ANGOUSTURES Aline, Où subsiste encore ton écho, Éditions L’Incertain, 292 pages. 18 euros.
Parution le 15 février 2025
© DAVID VALENTIN
Révisé par Accompagner votre plume – Alexandra Francheteau
[1] ANGOUSTURES Aline, Où subsiste encore ton écho, Éditions L’Incertain. p.82
[2] Ibid.p.169
[3] Ibid.p.257
[4] Ibid.p.179
[5] Patrick Pharo, Le capitalisme addictif, PUF, 2018.