ALICIA GALLIENNE : LA MUSICALITÉ DES SILENCES

Il est de ces musiques furtives qui résistent au temps. Un coup lancé, si bien lancé qu’il résonne encore aux oreilles, même les plus distraites. Les textes d’Alicia Gallienne font partie de ses mélodies tendres et douloureuses ressuscitées en 2020 par Sophie Nauleau des Éditions Gallimard, trente ans après la mort de l’auteure ; tel « un Ange entr’ouvrant les portes, [venu] ranimer, fidèle et joyeux, les miroirs ternis et les flammes mortes[1]. »

Alicia Gallienne est née le 20 janvier 1970. Enfant, elle noircit des feuilles et des cahiers de mots, de phrases, d’anecdotes, d’associations de lettres ou des textes qu’il lui plaît de relire et de retenir ; les graver sur le papier blanc comme sur une plaque de marbre, la plume forte. La langue et la poésie s’immiscent doucement dans son quotidien, devenant par la suite une nécessité, une respiration. Elle se nourrit de poèmes de Rimbaud ou de Baudelaire, de Cocteau ou de Prévert, et de la mélancolie des formes graphiques et audacieuses de Magritte. Aussi, les mots deviennent les notes de sa musique intérieure et composent alors la mélodie de sa courte vie. Les mots s’agencent et font sens au creux de ses entrailles, comme une barrière, un bouclier contre le mal qui la ronge. À notre tour, ils caressent notre chair et viennent heurter notre cœur qui se fissure à mesure que nous lisons son unique recueil : L’autre moitié du songe m’appartient.

Le recueil se compose de cinq chapitres organisés de manière chronologique. Ainsi, le lecteur peut entrevoir la progression d’écriture et l’évolution des sujets abordés. Les Dominantes, rédigées entre le mois de mai 1986 et le mois d’octobre 1987, s’ensuivent Les Nocturnes entre le mois de novembre 1978 et le mois de mars 1988, puis Le livre noir, scindé en deux, d’avril à septembre 1988 pour l’un et de septembre 1988 à février 1989 pour l’autre. Elle clôt son œuvre par L’infini moins un.

La nécessité d’écrire est visible, vitale. Elle incarne la raison qui la pousse à aimer avec rage la vie qui s’est offerte à elle en 1970 ; même si la vie s’avère bien plus effrayante que la mort, qui se manifestera le 24 décembre 1990 lors d’une nuit noire et constellée.

ÉCRITURE DE L’INTIME

L’autre moitié du songe m’appartient. Cela laisse-t-il entendre que le reste nous est livré ? L’autre moitié, quelle est-elle ? Sa forme publique ? Son intimité partagée dans ces vers, dans cette prose ? Cette part non vécue qu’elle emportera dans les sous-sols de la terre ? Ou la nôtre, celle du lecteur qui s’entrevoit dans les yeux sombres et miroitants de l’auteure ? Le livre s’ouvre sur un chapitre tout personnel. Une rédaction poétique qui fait naître un journal tantôt rouge, tantôt noir, tantôt bleu de lune ou gris de pierre.

« Un glaçon brûlant dans ce verre troublant. Quelque chose d’oublié, comme un couteau sous la gorge dont la lame fragile se mêle à la perle maladive. Éclat. Puis désespoir. Souvenir nostalgique de la lune dans un lit de sang. Larmes grenat sur tes lèvres inachevées. Bonheur passé qui n’en finira pas de s’en aller. Pourquoi. Tu m’as dit je veux savoir. C’est bizarre, tu es parti. Le glaçon brûlant a cramé la peau bronzée de celui qui a cassé le verre. Il paraît que le Petit Prince s’est noyé : je ne le crois pas. La fragilité ne meurt pas, elle subsiste. Miroir, plein de morceaux de rêves psychédéliques : où est passée cette passion idyllique ? Le chien observe, il est couché, il sait, il comprend. Toi non plus. Départ : destination paumée, contrée rasée. Tiens, une étoile qui agonise dans la clarté des nuits sans sommeil. Alcool répandu sur tes cheveux moites, je suis enfermée dans la boîte. Il pleut dedans. Dynamique intoxiquée. Le bain plein de mousse déborde : le Petit Prince se noie dans la baignoire ; le chien aboie. Ta nudité m’effraie, j’aime tes mains de douceurs épaisses. L’idylle s’est envolée ? L’idylle est mon oiseau des îles. Tant pis pour le Petit Prince, il est condamné à survivre. Je ne veux pas. Vide de toi. Le sang coule autour de moi : c’est mauvais signe. Il fait rouge tout à coup. Le glaçon a fondu sur ton cœur à la dérive. Au revoir mon amour. C’est fini pour toujours[2]… »

Les premières phrases offertes aux lecteurs, rédigées dès 1986, intègrent tous les éléments de langue et de réflexion de l’auteure. L’eau et l’oiseau, les mains et le regard sont les motifs récurrents qui constituent son vocabulaire, exploitant la fluidité des mots pour transcrire le désir de liberté que l’on retrouve dans l’envol et dans l’oiseau. Le corps se veut délié, pourtant si l’eau, comme le sang, coule et ruisselle, elle se vide dans les poumons du Petit Prince ou dans l’abîme des passions oubliées. Le personnage de Saint-Exupéry est condamné à survivre. Survivre à son auteur par le biais des lecteurs ? Alicia Gallienne qui souhaitait tant être lue.

Dans la première phrase, le glaçon et le verre se répondent dans la transparence cristalline d’un liquide insaisissable, mais les deux sont associés au brûlant et au troublant qui à leur tour se répondent dans une forme excessive. Le couteau et la gorge installent une menace que la lame vient rompre de sa fragilité et la perle maladive, quant à elle, résonne comme l’exception qui pourtant la touche et la condamne. La langue roule dans la bouche en émettant les bruits harmonieux de l’eau.

Le temps, comme le glaçon, dupe le monde. On croit pouvoir le saisir, cependant, il n’en est rien. Il file à la vitesse de la vie qui s’avère aussi fragile que le miroir brisé. Des jeux de regards, des bruits de labiales, des cris aphones ; voici ce qui fond sur ton cœur à la dérive… mon amour.

L’amour de la poésie qui peut-être se termine ? L’amour d’un corps que l’on désire proche ?

AMOUR

« L’amour ce mot de tous les mots[3] », celui qui fait se rencontrer les lèvres comme deux corps qui se donnent l’un à l’autre, entiers et vulnérables et qui s’élancent ensemble vers un inconnu sans commencement ni fin.

Chez Alicia Gallienne, l’amour se tait et la beauté est muette, car l’amour empêche les mots, obstrue le trou des non-dits et panse la souffrance et les rêves éveillés. Le corps se fait danse et disparaît sous les mains caressantes et vivantes. L’amour est un son, un bruit sourd, un souffle échappé, un ventre contre le sol, un enlacement chorégraphié avec ses sonorités délicates et douloureuses desquelles émanent des odeurs d’un moment déjà passé. Un passé tel un sourire sans visage, la marque d’un souvenir, la trace de la mémoire.

« L’amour ce mot de tous les mots » que l’on susurre discrètement avec passion dans le noir de la nuit, comme une prière inintelligible.

NOIR

Noir comme les yeux de l’auteure. Le noir est un personnage à part entière. Alicia Gallienne lui consacre un nombre majoritaire de textes.  Le livre noir est le plus prolifique de son œuvre. Soixante-quatre poèmes le composent.

Le noir révèle la lumière, les étoiles y sont scintillantes. S’il est empli de mystère et inspire souvent la peur, c’est qu’il est secret, aussi muet qu’une carpe, et de ce silence naissent toutes les musiques. Le noir se veut dense, épuré parfois, mais il contient tout. L’intégralité. Il est la nuit, les rêves et les désirs. Il est en quelque sorte une vérité. Il incarne les non-dits et les retenues, les gestes inachevés et les sons rompus. Il est cette réflexion qui naît des absences.

« Paupières closes / Confondues dans le tissu des rêves / Pupilles refermées distillées par le ciel même / Et tout cet unisson de prières / Qui tournent l’âme vers son propre soleil [4] […] ».

Dans l’obscurité des paupières, le regard s’éloigne, invente et crée l’espoir, l’envie et la beauté. Ainsi, l’homme hurle sa liberté dans des psaumes qui transpercent ce ciel qui ne mourra jamais, car il y aura toujours un fou pour la chanter « aux sons nombreux des syllabes antiques », pour reprendre Charles Baudelaire.

Le noir devient courage, un vide tel un trou que l’on enterre pour ne pas sombrer dans la faiblesse.

« Je n’ai pas peur du noir », nous dit-elle, mais « Ce qui me fait le plus peur en somme, c’est de penser à la détresse humaine. Lorsqu’elle aboutit au suicide, c’est la pauvreté même, la négation même. […] Le plus beau reste encore à voir et à découvrir. Le courage est mon exigence idéaliste. Le courage, c’est aussi renouveler le doute[5]. » Et si le doute est silencieux, il peut être cette mélodie lancinante qui s’accroche et creuse sa douce folie ; entêtante.

Pour conclure, « Le poète maudit / Creusé de nuit / Couronné d’or noir / Et la vie après tout / Peut s’envoler en fumée / Les mots ne meurent jamais / Les images emprisonnent les yeux [6]». Alicia Gallienne perdure encore. Ses écrits marquent, se dessinent sur la peau d’une encre indélébile. Ses poèmes, que l’on se plaît à lire à haute voix, comme une mélodie que l’on fredonne, permettent d’en saisir, mieux encore, le rythme et la musicalité. Des poèmes que l’on murmure dans le silence, dans les noirs.

 

GALLIENNE, Alicia, L’autre moitié du songe m’appartient. Éditions Gallimard. 400 pages.

© DAVID VALENTIN

Relecture : SC Les mots d’abord

 

[1] Charles BAUDELAIRE, Les fleurs du Mal, « La mort des amants », Éditions Rencontre. Page 235.

[2] Alicia GALLIENNE, L’autre moitié du songe m’appartient. Éditions Gallimard. Page 49.

[3] Ibid. Page 335

[4] Ibid. Extrait de « La mort du ciel », Page 183

[5] Ibid. Page 125

[6] Ibid. Extrait « L’astre noir ». Page 191

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