
UNE LÉGENDE AMÉRICAINE
L’allure rabelaisienne, un visage à l’œil borgne, aux rides profondes et à la peau
burinée, souligné d’un large sourire aux dents du bonheur expriment une épicurienne
satisfaction de vivre. Jim Harrison, à la prose sensuelle et mélancolique, c’est le
parfum des rivières, des forêts profondes, la plénitude des grands lacs, l’amour des
femmes, la route au matin tôt à bord d’une vieille caisse crasseuse à la recherche d’un
motel anonyme, sans téléphone si possible. C’est l’amour de la bonne cuisine. De la
pêche et de la chasse, non pour ce que certains prennent pour un sport, mais pour se
nourrir, avec ce respect qu’ont les tribus indiennes face à l’animal tué, et qu’il honore
en le cuisinant finement. Accommoder les plats l’aide à transgresser ses désagréments
psychologiques. Harrison, c’est la tendresse, l’amitié pour le peuple indien. C’est le
portrait de l’Amérique profonde avec tout ce qu’elle a de beau et de sordide. Si l’on
devait mettre une musique sur les textes de Jim, ce serait celle de John Lorie, alias
Marvin Pontiac, un autre fou furieux amoureux de la vie.
James Harrison, dit Jim Harrison, né en 1937 dans le Michigan, se qualifie
lui-même « d’Américain balourd et hébété ». Cet auteur, épris de la France qui
reconnaissait en lui l’écrivain utile et admirable, et dont les bons vins et les chairs
excellentes favorisaient en lui la langueur et la créativité, reconnaît amèrement que la
littérature ne soit pas trop la tasse de thé des habitants de la région où il a vécu. Le
« chien errant », dont lui-même s’apostrophe, est largement reconnu à Chicago,
sublime ville, et New-York, non moins époustouflante.
Enfance
Il naît dans un milieu simple de cinq enfants, d’une mère suédoise, Norma Olivia
Walgren, d’une forte personnalité assez irascible, et d’un père, d’origine irlandaise et
anglaise, Winfield Sprague Harrison, bosseur acharné et fameux pêcheur. Norma et
ses deux sœurs ont travaillé jeunes comme domestiques non loin de la ferme, afin de
pouvoir aller au lycée. Winfield a vécu pendant deux ans sous une tente, lors de
l’aménagement d’un pipeline pour lequel il travaillait, afin de suivre des études
d’agronomie à l’université. Jim passe son enfance à la campagne, entre les bœufs, les
chevaux, les poules, le réveil matinal par les bruits animaux et les bonnes odeurs de
bacon grillé.
Il perd son œil gauche à sept ans. Il jouait avec sa petite voisine derrière l’hôpital.
Elle s’est soudain énervée, a ramassé dans une poubelle un tesson de bouteille qu’elle
lui a planté dans l’œil. Dans son autobiographie En marge, il raconte l’opération ratée,
la douleur et l’apaisement au creux de la nature consolante : « J’avais l’impression
d’avoir un clou brûlant enfoncé dans la prunelle ». C’est une histoire difficile à
expliquer ; il racontera à certains un accident de ski, aux autres une rixe avec des
gars… Ça restera une souffrance.
Son père féru de littérature et amoureux des mots, dont il cueille pour s’exprimer
un choix fleuri, en donne le goût à Jim. Les fins de soirées familiales, l’enfant les
passe à lire sur un coussin près du poêle à bois. « Par terre, lorsque les autres
jouaient aux cartes pendant des heures, à renifler le crachoir ou l’âcre odeur du
whisky bon marché, le Guckenheimer, qu’ils versaient dans leur café sucré. Dans le
pot à harengs, je préférais les morceaux de queue. Je collectionnais les cagettes en
bois qui contenaient la morue salée ».
La littérature
La télévision apparaît dans le paysage rural américain. Le père de Jim refuse
d’acheter un téléviseur, il l’a en horreur. Il pense qu’il est préférable de lire. Mais de
littérature, même si le père-pygmalion en est l’origine, Jim n’en parle qu’avec sa sœur
Judith. Tous deux enfermés dans leur chambre à la lumière d’une bougie, ils bercent
leurs oreilles de Berlioz, Stravinsky qui jouent sur l’électrophone ; tout en lisant leurs
héros : Faulkner, Dostoïevski, Miller, Joyce et Rimbaud.
Une traversée de la religion chez Jim est mise à mal par la découverte de la sensualité.
Il tombe littéralement amoureux d’actrices comme Jean Peters, et Ava Gardner
rapidement remplacée par Deborah Kerr lors d’un épisode de piété religieuse, quand il
la voit ligotée à un poteau face à un taureau dans Quo Vadis. C’est à seize ans qu’il
rencontre Linda qu’il épousera quelques années plus tard. Dans ses histoires, il se
faufile dans les sens et la peau des femmes, cherchant chez elles leur énigme, leurs
faiblesses.
A l’époque du lycée, la famille déménage à East Lansing, ville universitaire, car le
père qui y a obtenu un poste et désireux d’y envoyer ses cinq enfants ne peut payer les
pensions ; il vaut mieux être plus proche du foyer familial. Ils auraient tous préféré
rester à Reed City. Jim voit s’éloigner ses chemins furtifs de campagne, ses profondes
forêts, la rivière Yellowstone et ses poissons luisants, sa seule fratrie.
De part son romantisme ardent et sa sensibilité, et le profond ennui que lui inspire le
comportement de la bourgeoisie et des classes moyennes face à l’existence, il décide à
quatorze ans d’écrire de la poésie. Son père lui donne un coup de pouce en lui
achetant une machine à écrire. Déjà gamin, il rêve d’être écrivain. Sa poésie sera
intense et étrange. C’est au collège qu’il découvre la littérature française. A dix-huit
ans, Jim a déjà lu tout Apollinaire, Rimbaud, Valéry, Péguy, Breton dans leur
traduction anglaise. Jim se cherche. Il s’essaie à la peinture, mais se trouve médiocre.
Il lit des quantités de livres sur la peinture et la littérature afin de découvrir sa
personnalité et son style.
La vie d’homme
Jim ne tient pas en place. Son esprit lors des petits boulots qu’il effectue pour
gagner quelque argent — de terrassier sur des chantiers à apprenti ouvrier agricole en
passant par le démontage de pneus —, est occupé par des rêves d’escapades. Sa
Plymouth, achetée 50 dollars lui permet à peine de se rendre au boulot. Exalté, il
préfère saisir la route et part en stop vers le Colorado. Dans son sac, Apollinaire,
Rimbaud, Blake, Dostoïevski. Il découvre pour la première fois, à seize ans, les
montagnes. Il va dans le Connecticut pour s’aventurer dans la bohème de New-York.
Afin de voir l’Océan Atlantique, il prend le métro jusqu’à Far Rockaway.
Ce poète porte un regard critique, parfois implacable sur ses congénères américains.
Pour lui, ils sont formés à penser en grand, à aimer en grand, à admirer tout ce qui est
grand, alors que l’essentiel réside dans les petites choses. En botanique, pense-t-il, ce
ne sont pas tant les racines maîtresses qui importent, mais bien plutôt les milliards de
radicelles aux nombreux éléments nutritifs.
Il essaie tout de même l’enseignement universitaire pendant deux ans, mais se sent
de nouveau enfermé comme une bête avide de grands espaces. Une bourse de deux
ans lui permet de quitter « le zoo ». Il obtient une licence de lettres en 1960, puis un
master en 1964. Il a épousé Linda King rencontrée plus tôt dans l’adolescence. Ils
auront deux filles, Jamie et Anna. Il ne gagne pas beaucoup d’argent pour sa famille
qui a besoin d’au moins douze mille dollars par an.
Il fait des lectures de poésies pour cent pauvres dollars la prestation, mais
abandonne vite car l’expérience de parler en public le déprime. Il essaie le
journalisme qui l’emmène en Afrique, en Amérique du Sud, en France, mais ces piges
ne lui permettent de vivre décemment que le temps de rédiger son article. Il fait
plusieurs métiers, dont un de détective où il doit rechercher une fille disparue dans le
Nord-Michigan.
Il réalise que les petits boulots de survie usent la vie, et qu’il vaut mieux pour lui
écrire vraiment, y passer son temps. Il publie son premier roman, Wolf, en 1971.
Légendes d’automne paraît en 1979 — adapté au grand écran en 1994 —, qui d’après
lui est un succès fort peu modeste. Son existence devient une hystérie qu’il tente
d’apaiser avec de l’alcool et de la cocaïne. Ses nouvelles attirent à lui deux
réalisateurs, David Lean et John Huston, et l’argent dont il a tant besoin afflue comme
dans un rêve. De douze mille dollars par an, il est passé à près d’un million de dollars.
Pour lui, c’est vertigineux. Il achète une voiture d’occasion, une Subaru, alors qu’il
est devenu suffisamment riche pour conduire une voiture de luxe. Ses proches ne
comprennent pas cet humble choix. Partir loin, loin de la renommée qui arrive,
intempestive, fuir, s’échapper — « Un problème rarement évoqué et relatif à l’arrivée
brutale du succès, c’est que ce dernier submerge aussitôt l’existence tout entière (En
marge) » — trouver des motels lointains et anonymes ; ce qu’il nomme ses fourrés, où
enfant et depuis l’accident qui lui a coûté un œil ont toujours été sa cache préférée.
Être à l’abri derrière le secret de l’entrelacs des branches et avoir un regard discret sur
l’extérieur.
Avec ce véhicule il multiplie les voyages. Pour lui, l’immensité et la beauté du
monde sont à elles seules des mystères suffisants. C’est la seule réalité possible.
Grâce à cette première manne financière, il achète sans même le visiter un chalet au
nord du Michigan avec cinquante arpents de terrain à quelques kilomètres de voisins
les plus proches. Lui qui ne recevait qu’un ou deux appels téléphoniques par semaine
est harcelé par une douzaine chaque jour. Il se sent coupable de cette soudaine
inflation, et de voir ses amis dans le besoin l’attriste. Le succès après des années de
semi-disette est accueilli d’une joie exubérante. Il dépense sans compter. Il va pouvoir
manger de bons steaks et échanger son picrate contre du vin fin.
Mais l’adoption du public fait peur. La qualité de l’écriture abandonne celui qui
s’installe dans le confort et la sérénité de l’isolement, et d’essayer de sortir avec peine
de ce cocon révèle chez l’auteur les profonds stigmates de son être. Alors, il fait un
grand tour des États-Unis. Il prend sa Subaru et réalise que toutes les voitures qu’il a
traitées comme de simples moyens de s’emmener d’un coin à l’autre du pays sont
beaucoup plus que cela, c’est indispensable à la liberté de mouvement ; c’est comme
un cheval mustang, passionné et fou de prairie, qui vous entraîne sur les routes à
tombeau ouvert et vous permet de vous libérer et d’oublier le fardeau sociétal.
Il aime croire que la vie n’est pas une chose banale et qu’il y a partout un sens caché,
des événements inexplicables ou surnaturels. A 25 ans, la perte de son père et de sa
sœur dans un accident de la route l’accablera profondément.
Il est l’ami de Gary Snyder, autre grand poète de la beat generation, avec qui il
partage son amour de la nature et sa réflexion sur l’écologie ; Jack Kerouac, Alan
Ginsberg, et de tous ceux qui ont marqué la littérature américaine de cette époque. Lors
d’un tournage, Jack Nicholson, qui deviendra son ami, l’aidera à affronter les vaches
maigres à une période difficile de sa vie.
Quand on interroge Jim Harrisson sur sa santé, il avoue qu’elle n’est pas très bonne.
Sa journée débute par neuf cigarettes et neuf cafés. Le diabète, les problèmes
cardiaques, les calculs rénaux et un état permanent de mélancolie ne l’ont jamais
empêché d’être un des meilleurs écrivains américains contemporains. C’est à ce prix
qu’il trempe sa plume avec ivresse dans l’épaisseur humaine.
Il écrira des poèmes, de nombreuses nouvelles, des romans, des scénarios, des
articles, et, fin gourmet, des critiques gastronomiques.
Son dernier roman Péchés capitaux est son ultime réquisitoire sur l’Amérique et sa
violence. Le Vieux Saltimbanque, texte écrit à la troisième personne, un dernier retour sur lui-même.
Il décède en mars 2016, à l’âge de 78 ans.
« Une fois morts, nous ne sommes plus que des histoires dans l’esprit d’autrui. »
Bibliographie (La liste n’est pas exhaustive)
1971 : Wolf : Mémoires fictives
1973 : Un bon jour pour mourir
1976 : Nord-Michigan
1979 : Légendes d’automne
1981 : Sorcier
1984 : Faux soleil
1988 : Dalva
1990 : Entre chien et loup
1990 : La femme aux lucioles
1994 : Julip – Trois nouvelles
1998 : La Route du retour
2000 : En route vers l’Ouest
2000 : Le garçon qui s’enfuit dans les bois – Littérature jeunesse
2002 : En marge : Mémoires
2004 : De Marquette à Veracruz
2005 : L’Eté où il faillit mourir
2007 : Retour en terre
2008 : Une odyssée américaine
2010 : Les jeux de la nuit
2011 : Grand Maître
Paru en 2012 : Une heure de jour en moins – Poèmes
2013 : Nageur de rivière
2015 : Péchés capitaux
2016 : Le Vieux Saltimbanque
2021 : Jim Harrison. Seule la terre est éternelle, film-documentaire réalisé par François Busnel et Adrien Soland – Écrit par François Busnel – France – 1h52 minutes – Couleur.
©CLO HAMELIN