CHÂRULATÂ OU LA CHAMBRE INTÉRIEURE

Les éditions Zulma propose en livre de poche Chârulatâ de Rabindranath Tagore, Prix Noble de littérature en 1913.

 Rabindranath Tagore (1861–1941) fut l’un des plus grands écrivains et penseurs du sous-continent indien. Poète, romancier, dramaturge, musicien, philosophe, il fut aussi un réformateur social profondément engagé. Premier écrivain non européen à recevoir le Prix Nobel de littérature en 1913, pour son recueil Gitanjali, Tagore a renouvelé la langue et la pensée bengalie par une œuvre immense, marquée par une sensibilité humaniste et universelle. Lorsqu’il écrit Nashtanirh, titre original de Chârulatâ à l’âge de 39 ans, il est déjà reconnu dans les cercles littéraires indiens, mais cette nouvelle marque un tournant plus intime dans son œuvre : celui de l’exploration des émotions féminines, du non-dit conjugal, et du drame intérieur. Une révolution discrète, mais inoubliable.

Face au conformisme, il arrive parfois que la littérature murmure plus qu’elle ne parle, et que dans ce murmure s’inscrive une vérité plus profonde que tous les discours. Nashtanirh, littéralement « Le nid brisé », nouvelle écrite par Rabindranath Tagore en 1901, relève de cet art de la suggestion. Une femme mariée, affectivement seule, rencontre un jeune homme qui réveille en elle un désir confus, à la fois amoureux et artistique. Ce qui se joue dans ce livre n’est rien de moins que la mise à nu d’une chambre intérieure longtemps fermée : celle d’une femme que l’on croyait comblée, et qui découvre qu’elle ne l’était pas.

Chârulatâ vit dans une maison paisible de Calcutta, dans la bourgeoisie lettrée du XIXe siècle. Son mari, Bhupati, un homme progressiste absorbé par la politique et les journaux, l’aime sans la regarder. Il ne la maltraite pas, il l’oublie. Elle, intelligente, lettrée, curieuse, passe ses journées à lire, à broder, à observer. Le regard, justement, est central chez Tagore : Chârulatâ est enfermée dans une cage dorée, privée de liens. Elle regarde le monde, derrière les grilles ouvragées des fenêtres, comme un paysage inaccessible.

Amal, cousin du mari, jeune homme étudiant à l’écriture vive et à la parole libre, se rapproche de Chârulatâ en luis donnant des cours. Elle n’a pas besoin de séduire : elle existe enfin. C’est son intelligence, sa finesse, sa passion des mots qui captivent Amal. La relation qu’ils nouent est d’abord une fraternité d’esprit, un échange littéraire mais dans les marges de ce lien se glissent des élans plus troubles. Avec la séduction et l’attirance, peut-être, l’amour : le sentiment qu’une autre vie est possible et qu’elle aurait pu être aimée autrement.

Ce qui fit scandale en Inde, ce n’est pas le thème de l’adultère : il n’a pas lieu. C’est l’idée même que le cœur d’une femme mariée puisse battre pour un autre. C’est la reconnaissance implicite de son droit au désir, à la pensée libre, à l’émotion sincère. Chârulatâ n’est pas un réquisitoire contre le mariage, mais une lucide observation de ce que devient l’amour quand il n’est plus alimenté par la présence, par l’écoute. Tagore ne condamne personne, et c’est peut-être cela qui dérange encore plus. Chârulatâ n’est pas coupable, elle est vivante.

Dans ce texte, tout est dans l’entre-deux : entre les mots et les silences, entre les gestes et les regards, entre l’imaginaire et le renoncement. Lorsqu’Amal comprend ce qu’il éveille, il s’éloigne laissant Chârulatâ seule avec sa douleur ; son mari, découvrant la faille, voit soudain ce qu’il n’avait jamais vu.

Le nid est brisé.

Châru était elle-même stupéfaite du caractère insupportable de sa douleur et de son agitation intérieure. Elle craignit une maladie mentale incurable. Elle n’arrêtait pas de se demander pourquoi elle avait tant de peine. (Qu’est-il pour moi, cet Amal, qu’il me faille tant souffrir à cause de lui ?
Que m’est-il arrivé ? Que m’est-il arrivé après si longtemps ? Les servantes, les serviteurs, les porteurs, tous circulent dans la rue sans souci. Pourquoi, moi, al-je subi cette épreuve ?

L’adaptation de Satyajit Ray en 1964, sous le nom Charulata, viendra sublimer cette atmosphère feutrée. Par la caméra, il prolonge le silence éloquent de la nouvelle, filme l’absence et l’éveil, l’espace comme un prolongement du corps féminin. L’image y devient langage. La littérature devient souffle.

En ces temps où les récits d’émancipation sont souvent réduits à des manifestes, il est salutaire de relire Tagore. Il ne fait pas de Chârulatâ une héroïne, mais une présence vibrante. Il n’écrit pas contre la société, mais à travers elle, dans ses interstices. Et il nous dit, sans crier, que la liberté peut naître d’un regard.

Rabindranath Tagore Chârulatâ , traduit du bengali par France Bhattacharya

144 pages, 9.95 euros Parution le 08 mai 2025

https://wwwzulma.fr

© SOPHIE CARMONA

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