
Entretien avec un artiste engagé : Un échange sur l’art, la mémoire et l’engagement social
À la croisée des chemins entre art urbain, mémoire historique et engagement social, C215, alias Christian Guémy, est bien plus qu’un simple artiste de street art: il est un conteur visuel, un passeur de visages, un témoin des marges. Depuis plus de vingt ans, ses pochoirs ornent les murs de centaines de villes à travers le monde, donnant à voir des figures anonymes, des enfants disparus, des héros oubliés, ou encore des êtres en marge, souvent absents des récits dominants. Sa pratique, à la fois rigoureuse et instinctive, se distingue par une intensité émotionnelle rare et une fidélité sans faille à ceux que la société regarde trop peu, ou plus du tout.
Mais l’œuvre de C215 ne se limite pas à la rue. Elle s’infiltre dans des espaces inattendus toujours avec cette volonté d’introduire de la beauté là où règne le vide, et de l’écoute là où tout semble silencieux. Chez lui, chaque portrait devient un acte de reconnaissance. À rebours d’un art de la revendication frontale, il travaille dans la nuance, l’intime, l’impalpable. Ce n’est pas un militant au sens classique du terme, mais un artiste profondément engagé : non par posture, mais par nécessité intérieure.
Dans cet entretien, C215 revient sur son parcours, ses influences, et la place particulière qu’il donne à l’art dans des lieux comme les prisons. Il parle aussi de solitude, de silence, de poésie, autant d’éléments qui traversent ses œuvres et nourrissent sa démarche. Il évoque son refus des carcans du marché de l’art, sa volonté de rester libre, de ne pas produire pour plaire, ni pour répondre aux attentes. Il partage enfin ses projets à venir, son besoin de retrait momentané, et son attachement à des territoires oubliés, comme les villages fantômes de Libye, qu’il rêve un jour de peindre.
À travers cette discussion sincère, souvent émouvante, se dessine le portrait d’un artiste pour qui créer n’est pas un simple métier, mais une manière d’habiter le monde. Une forme de résistance poétique, silencieuse, et pourtant profondément vivante.

Est-ce que le pochoir est vraiment votre technique principale, celle à laquelle vous ne renonceriez jamais ?
Non, le pochoir n’est pas du tout une technique que je pratique par défaut. C’est réellement une démarche réfléchie. Ce qui me fascine dans cette pratique, ce sont ces tranchées, ces formes nettes et définies, et la manière dont elles marquent l’espace. Je pourrais utiliser d’autres outils, comme des pinceaux ou des stylos, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. C’est vraiment cette précision et cette simplicité du pochoir qui me parlent.
Pour moi, cela relève d’un véritable choix artistique, et non d’une contrainte.
Êtes-vous influencé par certains penseurs ou artistes qui vous touchent profondément ?
Les influences, c’est une question complexe. Elles ne sont pas simples ni unidimensionnelles, il y en a plusieurs et elles s’entrecroisent. Je ne me sens pas vraiment affilié à une école de pensée ou à un auteur en particulier.
Mon art se nourrit de diverses sources, souvent en dehors des grands courants. Parfois, il peut y avoir une résonance avec certains écrivains ou philosophes, mais ce sont des influences qui ne sont pas systématiques.
Quant à l’aspect idéologique, je trouve que l’art ne doit pas forcément répondre à un manifeste politique ou intellectuel, même si, bien sûr, certaines visions du monde peuvent nourrir ma réflexion.
En parlant de références, vous avez suivi un parcours en histoire de l’art. Pensez-vous que cela influence votre travail ?
Oui, mon parcours en histoire de l’art et plus largement en histoire, tout court, m’a marqué. Mais ce n’est pas ce qui dicte mes choix aujourd’hui. L’histoire de l’art m’a permis de comprendre les gestes des anciens, mais à présent, ce que je cherche à exprimer, c’est bien plus personnel.
Ce que je fais aujourd’hui repose sur des intuitions, des ressentis, qui ne sont pas dictés par un bagage académique, même si, bien entendu, cela ne s’efface jamais totalement. Ce n’est pas une réécriture du passé, mais un dialogue avec lui.
Vous parlez de mémoire, de résonance. D’un point de vue plus personnel, comment choisissez-vous vos sujets ? Qu’est-ce qui vous inspire dans le choix des images que vous travaillez ?
Le choix des sujets est assez spontané. C’est souvent un coup de cœur, une photo ou une image qui surgit de nulle part et qui me parle instantanément. Il n’y a pas vraiment de plan préétabli. C’est très intuitif, un peu comme une aspiration à un moment donné. Il m’arrive de trouver une photo qui m’inspire, et de là, l’idée de l’œuvre prend forme. Je recherche la simplicité dans le sujet, mais pas dans le geste artistique. Il y a toujours une part de recherche et d’élaboration derrière chaque création.
Vous avez travaillé sur plusieurs projets de grande envergure, notamment autour de la Shoah, ce qui a forcément touché beaucoup de gens. Qu’est-ce que cela représente pour vous de travailler sur des sujets aussi lourds émotionnellement ?
Travailler sur des sujets comme la Shoah, c’est extrêmement difficile.
On ne m’a jamais demandé directement de réaliser ces portraits d’enfants, mais lorsque l’on m’a proposé ce projet, je n’ai pas pu refuser.
C’était une demande qui portait un poids symbolique énorme, et il m’a fallu accepter cette responsabilité. C’est un travail très lourd, parce que je devais restituer l’humanité de ces enfants, tout en restant respectueux de ce qu’ils ont vécu.
C’est un travail que j’ai fait avec beaucoup de pudeur, en essayant de ne pas tomber dans le pathos, mais en exprimant cette douleur de manière honnête.
Vous avez aussi un engagement plus direct, notamment dans les prisons. Qu’est-ce qui vous a poussé à intervenir dans ces lieux ?
Mon travail en prison est quelque chose que j’ai choisi de faire, et non quelque chose qui m’a été demandé. C’est une démarche entièrement volontaire, parce que je crois profondément que l’art peut avoir un véritable impact sur les personnes qui en sont privées, comme c’est le cas dans le milieu pénitentiaire.
Les prisons sont des lieux où il y a très peu de culture, et encore moins de possibilités d’expression artistique authentique. Ce qui me touche, c’est à la fois la solitude et cette absence criante de culture. Bien sûr, il existe des ateliers, mais ils relèvent davantage des loisirs créatifs que d’un véritable geste artistique. On ne parle pas ici d’œuvres signées, mais de pratiques collectives, d’initiation, ce qui est tout à fait louable mais c’est autre chose.

Ce que je fais, c’est de l’art pur. Je ne viens pas animer un atelier d’arts plastiques, ni proposer une éducation à l’art. Je viens peindre des œuvres. Et quand je me présente à un directeur d’établissement, je le dis toujours :
« Je ne viens pas faire du solfège, je viens donner un concert. Autrement dit, je ne suis pas là pour enseigner, mais pour créer, pour exprimer pleinement mes capacités artistiques. Sans compromis. »
C’est sans doute la dimension la plus stable de mon travail. Ce n’est pas un engagement militant, mais un engagement de sens. J’y suis profondément attaché. Ce que j’apprécie dans ces interventions, c’est la possibilité d’apporter quelque chose de sincère, de profond, là où il y en a peu.
J’ai d’ailleurs été honoré par l’administration pénitentiaire pour cet engagement.
Quels critères guide votre sélection des couleurs et de la luminosité pour les supports urbains ?
Mes choix de couleurs et de lumières dépendent fortement du contexte, mais ils restent à la fois théoriques et intuitifs. Il y a une vraie réflexion sur les contrastes, la lumière, la manière dont l’œuvre va interagir avec son environnement.
Je suis toujours à la recherche de la simplicité dans mes œuvres, mais il y a un côté imprévisible, un côté de spontanéité qui fait partie intégrante du processus créatif.
Quand je peins sur un mur, par exemple, je prends en compte l’architecture, la lumière qui change au fil de la journée, l’espace environnant. Cela fait partie du défi.
Est-ce que votre travail a un engagement politique ou social ? Vous semblez vouloir aller au-delà de l’esthétique pure…
L’engagement, je ne sais pas. Je n’ai jamais voulu faire un art militant ou idéologique. Mais je crois que l’art, à un moment donné, peut-être une forme de témoignage, une façon de mettre en lumière des sujets qui, autrement, seraient ignorés. Si mes œuvres peuvent susciter des débats, remettre en question certaines choses, tant mieux. Mais je ne suis pas dans l’idée de délivrer un message politique direct. Mon travail, même s’il touche parfois à des thèmes sociaux, reste avant tout un moyen d’expression personnelle, plutôt qu’un engagement militant.

Quel est le projet dont vous êtes le plus fier, ou celui qui vous a le plus marqué jusqu’à présent ?
Je ne dirais pas que je suis fier de mes projets, mais il y a des moments où je me sens profondément touché par ce que j’ai accompli. Je suis heureux de ne pas être devenu ce que j’aurais dû devenir, dans une autre vie. J’ai échappé à une voie qui n’était pas la mienne.
Ce qui me touche le plus, ce sont les moments où l’art permet de toucher des gens, où il joue son rôle de médiateur entre le passé et le présent, où il fait écho à des émotions profondes.
Et pour la suite, quels projets envisagez-vous ?
J’éprouve le besoin de me recentrer sur des projets plus personnels. Il y a des villes et des lieux que je rêve encore d’explorer pour nourrir mon travail, des espaces qui restent, pour l’instant, hors d’atteinte. Mais aujourd’hui, je ressens surtout l’envie de prendre du recul, de revenir à l’essentiel : la création, dans sa forme la plus libre.
C215 merci,
© SOPHIE CARMONA
Mai 2025