L’OR DE LA NUIT

La nuit, lorsqu’elle fut venue, s’était montrée sous son meilleur visage. Douce, hospitalière, toute promesses. La paix, la Mère Nuit.

La nuit se plaisait dans la chambre, on aurait dit. Elle en avait fait sa tanière, comme l’homme assis devant sa table, qui consultait des livres puis se penchait au-dessus d’un carnet où il consignait des notes d’une plume patiente, légère, un travail qui semblait réglé par une ordonnance aussi souveraine qu’au fond du ciel le cours des planètes.  

L’homme et la nuit faisaient corps. Rien ne pourrait les séparer. Pas même le jour quand il viendrait. Il ne serait que la suite affadie de ces heures immobiles et fécondes.

Nuit d’Orient versée sur les toits de Paris, ciel scintillant de milliers d’étoiles comme les contes des Mille et Une Nuits, enchantement mêlé au rêve, Schéhérazade prolongeant la trêve et Antoine Galland écrivant, transcrivant la magie, transmettant l’émerveillement, réenchantant la cour de Louis XIV en traduisant, pour la première fois dans la langue de Molière, ces contes venus de pays lointains.

Au cœur de ces pages sommeille l’éblouissement de ces fables arabes, mais aussi leur découverte par l’orientaliste français, la vie à la cour du Roi Soleil et tout un monde devenu réalité sous la plume d’Irène Frain, qui a pris le pari de nous conter comment les Mille et Une Nuits sont parvenues jusqu’à nous.

Il y eut un soir, il y eut un matin, et Antoine Galland rencontra son destin, ou peut-être serait-il plus juste de dire qu’il rencontra Sindbad le marin.

Un jour, il a laissé le champ libre à la part la plus secrète mais aussi la plus vive de lui-même, cet être poétique et inventif qu’étouffait depuis des années son double, le savant.

Et c’est lui, le discret, le tendre, le fantasque, le déraisonnable Galland qui a découvert dans un obscur manuscrit arabe de quoi faire rêver ses semblables, et mieux encore : une nouvelle façon de les faire rêver.

Auparavant, il rencontra l’Orient en séjournant à Constantinople et dans d’autres villes et provinces de l’Empire ottoman où il apprit le turc, le persan et l’arabe.

C’est ainsi qu’il put saisir, quelques années plus tard, le sens du texte qu’il découvrit dans un vieux manuscrit déniché dans la boutique d’un Arménien, à Paris, cette histoire fabuleuse qui ne fut pas sans lui rappeler Ulysse, héros de l’Odyssée d’Homère.

Au début, il a souri de ce qu’il lisait : Sindbad, le héros du conte, ne pouvait pas prendre la mer sans rencontrer des aventures inouïes. Il manquait chaque fois d’y laisser sa peau, mais tout aussi infailliblement, il en ressortait vivant et sitôt revenu à son port d’attache, il repartait à l’assaut des océans et de dangers encore plus redoutables.

Malgré tout, l’histoire lui plaisait. Elle lui rappelait l’Odyssée.

Puis le miracle s’est produit. Il continuait à lire, mais c’était d’un seul coup bien autre chose que lire. Il était devenu Sindbad. Et davantage encore, le livre lui-même, tout le livre, ses marges, ses interlignes, le parchemin où s’éployaient dans leur souple splendeur les calligraphies du copiste.

Et ce prodige se doublait d’un second : il avait oublié son arabe, mais aussi son français. Le manuscrit s’adressait à lui dans une langue autrement proche, celle, primordiale, universelle, du conte.

La langue universelle du conte, autre axe important de ce roman, la magie de la littérature, celle qui se transmet au-delà des mers et des frontières, au-delà du temps et de l’Histoire, celle qui enchante l’humain tout comme elle lui raconte d’où il vient, où il va, ce qui se cache derrière le pouvoir des mots, la beauté des récits qui n’ont pas d’âge.

Et l’on en revient à Schéhérazade, au stratagème qu’elle élabora pour garder la vie sauve, à la magie de ses récits qu’elle contait au sultan, soir après soir, et qu’elle suspendait au moment où le soleil se levait et juste avant que l’aventure incroyable ne parvienne à son dénouement.

Il y eut un soir, il y eut une nuit, et la conteuse s’en vint décrocher une histoire dans le firmament étoilé, suspendue au croissant de lune.

Il y eut une nuit, il y eut un matin, et Galland décida de publier sa traduction des Nuits. Il s’en vint trouver la marquise d’O qu’il connaissait du temps de son séjour ottoman et qui était à présent influente à la Cour, étant dame de compagnie de la duchesse de Bourgogne.

En filigrane du récit de la publication des Mille et Une Nuits se déroulent, comme des soieries venues d’Orient, les frasques, intrigues et trahisons de la cour de Louis XIV.

Derrière les sourires de façade se cachent bien des sournoiseries auxquelles Galland, quelque peu naïf, dut se piquer, bien malgré lui.

La Cour bruisse, s’agite et s’émeut, elle s’éprend des récits venus d’Orient, en réclame la suite, à cor et à cri, elle s’offusque à la lecture des turpitudes de la sultane que la censure n’a point ôtées, elle se pâme, elle acclame Galland le créatif, Galland le poète, Galland l’enchanteur.

Mais Galland ne parvient pas à retrouver la suite des contes et il lui faudra, par le plus grand des hasards, rencontrer l’Oriental, Antoun Youssuf Yohanna, appelé Hanna, pour accéder à la suite des récits mythiques que ce dernier lui délivrera oralement, comme le fit autrefois la princesse au verbe d’or.

Longtemps qu’il avait fait sienne la sagesse de Schéhérazade : qu’importe le vrai, qu’importe le faux, seule compte la beauté du geste de celui ou celle qui, dans la solitude et sous la menace de la nuit, s’en va décrocher une histoire restée suspendue au croissant de la lune juste avant qu’il ne sombre dans le gouffre du ciel étoilé.

Il y eut un soir, il y eut une autre histoire, et page après page le lecteur se laisse emporter au cœur de l’Histoire, dans les nuits parfumées d’Orient, au cœur des nuits scintillantes du Paris du xviiie siècle ; comme flottant sur le tapis magique d’Aladdin, il se laisse porter au cours du temps, au cœur du bazar de Constantinople, dans un café d’Alep, derrière les tapisseries du Palais-Royal, dans la chambre de Galland éclairée par une bougie, au fil du temps et des écrits, dans un tour de magie qui n’a d’autre enchantement que le pouvoir des mots et de la littérature.

Il suffit alors de tourner la première page et, comme lorsqu’on était enfant, aux premiers mots énoncés, « il était une fois », de laisser le sortilège opérer et de plonger au cœur d’une nuit d’or, une nuit venue d’Orient se poser sur les toits de Paris en un scintillement d’étoiles.

Portrait d’Irène Frain – 2013

Irène Frain, L’or de la nuit, Éditions Julliard, parution le 7 mai 2025, 384 pages, 22,50 €.

https://www.lisez.com/livres/lor-de-la-nuit/9782260056652

© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild

Révision : Sc Les mots d’abord

 

Irène Frain, L’or de la nuit, Éditions Julliard, parution le 7 mai 2025, 384 pages, 22,50 €.

https://www.lisez.com/livres/lor-de-la-nuit/9782260056652 

© CHARLOTTE LEBECQ @read_to_be_wild

Révision : Sc Les mots d’abord

 

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