Épisode 2 : Le retour du héros
La veille, 17 juillet 1957
Il faut que tu comprennes comment j’ai pu croire ce que j’ai cru et ne pas voir ce qui était sous mon nez. Ne me juge pas trop vite.
En fait, tout avait commencé la veille. Cette fois, au moins, je sais de quoi je parle : j’y étais.
Même si j’avais huit ans et que certains détails se sont effacés, le retour de mon héros m’est resté avec netteté.
C’était le jour d’avant la disparition. Tout allait bien, et moi je jouais.
— Avion allemand à deux heures, capitaine !
C’est moi qui parle.
— Préparez la DCA, soldat.
C’est encore moi qui parle.
— Il a une bombe, capitaine !
— Passez-moi la jumelle, troufion.
— À vos ordres, mon capitaine.
— Bientôt le largage !
— Choc contre le puits dans deux, un, zéro !
Et là, je ris comme une baleine en voyant la coquille d’escargot lâchée par une grive gourmande (l’avion allemand de ma reconstitution historique) éclater sur la plaque en béton qui recouvrait le gros puits rond à une dizaine de mètres de mon arbre. Parce qu’un merle venait lui de lui chiper son dîner en un éclair : un vrai héros de la résistance dérobant du matériel à l’ennemi. L’idiote ne l’a pas vu et retourne le morceau de coquille abandonné sans comprendre où est passée sa proie.
À cheval sur la branche fille du tilleul, j’en sens encore la rugosité, je faisais toutes les voix, celle, grave et barbue (oui, il y a des voix barbues), du capitaine, celle de la vigie, traînante comme celle d’oncle Fernand, et ma préférée, c’était la mienne, celle du troufion.
Pendant que le bec trifouillait toujours la coquille à la recherche de la bête ventre-pied, une Renault Dauphine surgit sur la route. Elle grossissait au bout du goudron. À l’époque, rares étaient les propriétaires de « leur auto ». Celle-là ne m’était pas inconnue. Briquée et brillante. La voiture d’un bleu ciel radieux s’arrêta devant la métairie en klaxonnant.
Ma grand-mère sortit sur le seuil en s’essuyant les mains sur son tablier.
Elle s’appelait Yvonne et portait toujours du mauve. Elle sentait la rose. Son parfum montait jusqu’au tilleul où je passais tout mon temps depuis mon arrivée, deux jours plus tôt. Mes parents m’avaient mis dans le train à Besançon en compagnie de mille recommandations et j’en étais descendu à cette petite gare de Bourgogne, désaffectée aujourd’hui, où m’attendaient Yvonne et la carriole menée par Cachou, l’âne de la maison. Il puait et lâchait des crottes rondes et vert foncé, mais je l’adorais. Si j’avais pu, je l’aurais hissé dans le tilleul avec moi, mais grand-mère avait levé les yeux au ciel. Passe encore que je veuille dormir dans les hautes branches, mais Cachou, voyons mon chéri, les ânes ne grimpent pas aux arbres !
En un instant, je descendis du tilleul. Oui, à toute vitesse, en égratignant ma peau autant que mes culottes en velours côtelé, car le moment était d’importance.
— Grand-père !
Ma longue-vue claqua dans ma main en se remboîtant et je me précipitai vers la voiture. À l’intérieur, il cala ses valises d’échantillons de coutellerie puis sortit en boitant sur sa « patte artificielle » (la naturelle était restée sur la ligne Maginot en 1940). Il se déplaçait toujours avec la maladresse d’un rêveur dans la touffeur d’un songe. L’espace d’une seconde, il me regarda « à travers » comme disait grand-mère qui ajoutait : « Ses absences, c’est à cause de la guerre, mon petit ».
Ça ne dura qu’un instant, il m’ouvrit grand ses bras. Je fourrai mon visage sous sa veste qui sentait bon le tabac hollandais à pipe et un peu la sueur. L’odeur de mon grand-père. Je peux encore me l’imaginer avec précision malgré les décennies de distance. L’odeur des héros, de ceux qui ont tenu tête à l’ennemi pour la patrie, qui ont plastiqué les rails de convois, le parfum de la Résistance.
Ma fierté, si tu savais, d’avoir un héros dans la famille ! « Un vrai, à qui on donne des médailles et tout », expliquais-je à la récré à mes copains ; même si mon grand-père avait refusé les décorations par modestie, mais ça, ils n’avaient pas besoin d’en être informés.
Si je te parle de lui, c’est parce qu’un héros se comporte toujours en héros, je l’avais appris dans mes livres ; et qu’il sauve la demoiselle en détresse, quel qu’en soit le prix. Ça aussi, je l’avais lu.
Yvonne ne lui fit pas la même fête. Sourcils froncés, elle ne quitta pas le seuil de la petite métairie pour l’accueillir, son air aussi sec que les ardoises du toit. Pourquoi ? Mystère. Les histoires de grands étaient incompréhensibles.
La main du nouveau venu me frotta la tête tandis que nous entrions dans la cuisine. Je savais que ma grand-mère attendrait que je sorte avant de lui dire ce qu’elle avait sur le cœur. « Pas devant mon petit-fils », murmurait-elle quand une discussion prenait un tour inadapté à mon âge, selon elle. Je ne voyais pas ce qu’elle avait à lui reprocher, au contraire, elle aurait dû être contente : il était parti juste avant mon arrivée et n’aurait dû rentrer qu’une semaine plus tard. À mes yeux d’enfants, elle réagissait parfois bizarrement.
Lui aussi connaissait la règle et faisait durer la trêve tandis qu’elle préparait le dîner avec beaucoup plus de vacarme que nécessaire. Les casseroles claquaient et les grains de riz bruissaient dans la balance.
— Je t’ai rapporté une surprise, me dit-il en fouillant dans la poche de sa veste.
Sa main tachetée de brun posa sur la nappe en toile cirée de la cuisine un petit pavé enveloppé de papier kraft. Ce n’était pas un paquet cadeau, il l’avait fait lui-même comme le montrait la cordelette beige nouée sans art.
Je déchirai le tout avec vigueur sous le regard bienveillant de ma grand-mère.
— Une Dinky-Toy ! m’exclamais-je, les yeux ronds en lisant le nom sur la boîte oblongue.
— Et pas n’importe laquelle !
De l’intérieur du carton glissa une… Renault Dauphine bleu ciel. Comme la sienne.
— Au un quarante-troisième !
Devant mon incompréhension, il précisa que ce modèle était quarante-trois fois plus petit que l’original. Je hochai la tête, saisi par le vertige des chiffres et m’emparai du jouet. Sous le ventre s’étalait le nom de la marque. Je frappai ses roues d’une chiquenaude et la lançai entre les cerises de la toile cirée.
— Tu peux aller jouer dans ta chambre en attendant le dîner, je t’appellerai, murmura ma grand-mère d’un ton plat qui ne trompait personne.
Je filai comme une Renault Dauphine sur l’asphalte brûlant de l’été, non pas dans ma chambre, mais sur mon arbre.
De là, j’entendais presque tout même si je ne prêtais pas attention à leurs voix.
Pendant que je me prenais pour mon grand-père au volant de sa Dauphine tournant autour des branches du tilleul, ma grand-mère lui demandait pourquoi il revenait plus tôt que prévu. Sa réponse m’échappa. Il était question de changement de villes, je crois. Peu m’importait. J’étais lui là-haut. Avec mes valises à échantillons de couteaux Maritaux — « le couteau qu’il vous faut » —, je sillonnais mon arbre et m’arrêtai à toutes les quincailleries des feuilles argentées, quand, emporté par mon élan, je faillis tomber et lâchai la petite voiture.
Je descendis en veillant à mes prises. L’une des roues de la Dinky-Toy luisait dans l’herbe. Ma main allait se refermer dessus quand ma grand-mère s’écria « J’aimerais bien le voir, ce programme ».
Sa silhouette se détachait debout contre la fenêtre, face à celle de mon grand-père, assis. Il me montrait parfois ses couteaux bien rangés dans leurs étuis et l’envie de les revoir me prit. Je me détournai et fonçai vers la Dauphine, la vraie. Il ne m’en voudrait pas de mon impatience. J’ouvris la portière qu’il n’avait pas fermée à clef. Inutile : ici, le facteur distribuait les allocations familiales pendant sa tournée, sa besace remplie de billets de banque.
J’attrapai la première valise et appuyai sur les fermoirs. Clic-clac. Sous un tissu bleu à fleurs en tapon, je découvris les couteaux bien rangés dans leurs étuis. Leurs lames luisaient. Pour la première fois, je les voyais sans lui. L’envie d’en prendre un et de le garder me démangea la main. Hypnotisé, j’hésitai.
— À table !
Pour refermer la valise, je dus appuyer comme un ours : le tissu épais prenait de la place.
— J’arrive ! m’écriai-je en me précipitant, ma Dinky-Toy à la main.
18 juillet 1957
Grand-père repartit le lendemain matin. Le ronronnement du moteur me réveilla, engourdi de sommeil dans ma couverture entre les bras de l’arbre.
— Ohé, du tilleul ! s’écria ma grand-mère. Ton grand-père s’en va.
Je passai une tête entre les feuilles. En bas, elle me souriait. Ses doigts serraient son fameux carnet rouge qui ne la quittait pas et où elle notait ses recettes, les listes de courses et mille autres choses inutiles d’adulte. À côté d’elle, mon grand-père agitait la main et ses yeux regardaient encore à travers moi. Ses traits tirés montraient assez qu’il avait passé une mauvaise nuit, grand-mère avait dû lui remonter les bretelles (je ne sais pas ce qu’il trafiquait pendant ses tournées, mais il ne se contentait certainement pas de présenter ses couteaux aux quincaillers).
Je lui rendis son salut. Il sourit à nouveau (mais était-ce à moi ?), trottina en claudiquant jusqu’à la voiture et démarra en trombe.
Dix heures sonnèrent au clocher. Dans une heure, Mathilde disparaîtrait.
Et c’était la dernière fois que je voyais mon grand-père.
