
Il dit j’ai vingt ans, trente ans, quarante ans, cinquante ans
ou cent ans. J’étais un homme, une belle femme.
Je suis un vieil homme maintenant
un vieil homme une jeune femme.
Les pauvres ne meurent pas d’amour
Il est des livres qui ne racontent pas une histoire : ils tissent un souffle, un ressac, une mémoire en boucle. Pour mémoire(s), de Stéphane Guérin, fait partie de ceux-là. C’est un recueil qui ne dit pas “voici ce qui fut”, mais “voici ce qui revient”. Ce n’est pas la mémoire comme archive, mais la mémoire comme force vive — organique, indomptable, parfois douloureuse, comme un battement de cœur irrégulier.
Ici, le temps est aboli. Ou plutôt : il se plie, se tord, se répète. Il n’existe pas comme une ligne, mais comme une spirale. La mémoire y surgit par à-coups, par fragments, comme chez Joyce : « qui sait s’il ne se passe pas quelque chose dans mon intérieur… ». Quelque chose pousse. Quelque chose revient. Pas parce qu’on le veut, mais parce que c’est là, enfoui, latent, prêt à remonter.
Cette poésie n’évoque pas une vie passée, elle rejoue une scène intérieure. Rencontre, souffrance, amour, haine, rupture, oubli : tout cela se confond, se superpose, se répète dans une matière langagière resserrée, presque nue.
J’ai oublié
les voyelles
les consonnes
la raison
le pardon
le doute
le rire,
le petit rire gêné
quand je lui disais :
tu es belle
L’émotion est là, mais tenue. Sans lyrisme inutile. Ce n’est pas une parole pour guérir, c’est une parole qui assume de ne pas guérir. L’absence n’est pas remplie, elle est rendue à sa densité pleine. On ne parle pas de celle qui n’est plus, on parle depuis elle, avec elle. On est seul, mais avec l’autre, longtemps. Parfois toute une vie.
Stéphane Guérin inscrit ainsi sa poésie dans une forme de résistance douce : écrire, non pas pour fixer ce qui fut, mais pour permettre au souvenir de respirer encore. Non pour consoler, mais pour maintenir ouverte la brèche.
Pour mémoire(s), c’est une langue de l’entre-deux, de la non-temporalité. Un recueil où le silence a sa place, où l’écriture ne fixe pas mais laisse circuler.
Stéphane Guérin, Pour mémoire(s), Les Éditions du Bunker, Parution le 25 mars 2025, 80 pages, 15 €.
https://www.editionsdubunker.com/copie-de-les-recueils
© SOPHIE CARMONA