ÉPICÈNES

Épicènes est le dernier roman de Thierry Crouzet publié aux éditions À la flamme. L’auteur avait écrit de nombreux ouvrages, notamment sur le numérique et les nouvelles technologies, ainsi que sur leurs effets sur l’individu. Nous pensons au livre intitulé J’ai débranché – Comment revivre sans internet après une overdose publié aux éditions Fayard en 2012 ; Internet et ses richesses, Internet et ses conséquences. Nouvelle drogue où se combinent les identités et les vies insidieusement parallèles. Dans son dernier roman, les interpénétrations sont au cœur du sujet. Pour vivre et survivre, les personnages manipulent leur corps, le fusionnent et le modèlent.

Le livre s’ouvre sur une définition du mot donnant aux lecteurs le sujet du roman. En guise d’introduction voici ce que nous pouvons lire :

« Épicène, adjectif et nom masculin. Se dit d’un mot dont la forme est identique au masculin et au féminin. Exemple : un élève, une élève. Élève est un nom épicène. Il existe des prénoms épicènes que portent invariablement les filles et les garçons : Charlie, Alix, Louison…[…] En français, l’usage du terme « épicène » est attesté depuis la seconde moitié du XIVe siècle. Il était utilisé en grammaire pour désigner, sous une seule forme, l’un et l’autre genre. »[1]

Par conséquent, il n’y a pas de mystère concernant le sujet, mais quels en seront le ton et l’esprit ? Comment l’auteur va-t-il mettre en scène, par le biais de l’écriture, ce terme conceptualisé à de nombreuses reprises dans des ouvrages d’études, plus proches de l’essai que du roman ?

Six chapitres le composent. Six chapitres dans lesquels les protagonistes effectuent une course effrénée contre le temps et l’époque, en quête d’acceptation. Courir jusqu’à ce que le monde soit prêt à les accueillir. Être dans l’action, le corps en mouvement pour ne pas le laisser ni penser ni réfléchir. « Pour nous, le mouvement, c’est la vie. »[2]. Six chapitres indépendants conçus telles des nouvelles qui néanmoins se font écho. Les personnages se croisent sans le savoir, pris dans leur frénésie.

GENRE IDENTITAIRE

L’auteur fait se rencontrer la forme et le fond. Les chapitres fusionnent par la narration au même titre que les personnages s’amalgament par leur complicité, l’amitié ou l’amour, avec la peur qui derrière s’annonce. Les héros que le lecteur rencontre sont identifiés et identifiables, possèdent un prénom, un passé et un présent propre, avec une famille, quand bien même l’auteur ne s’étalerait pas sur les éléments qui gravitent autour d’eux. Pourtant, leur absence parfois laisse à penser qu’ils errent dans une solitude profonde que l’autre – le semblable – vient compenser. De ces deux ou trois entités concrètes naît une troisième ou une quatrième : l’union d’un tout. Un nouvel être est créé de cette liaison comme la naissance d’une forme libre qui ne serait pas dictée par les règles établies. De fait, lors de ces fusions, les identités se déconstruisent. Le genre s’efface pour se libérer de toutes appartenances identitaires et normées. Pour ce faire, Thierry Crouzet alterne entre les pluriels et les singuliers, les féminins et les masculins et matérialise grammaticalement le flou qui s’opère dans la narration. Par l’écriture, il tente de traduire les métamorphoses racontées mais se borne aux limites de la langue. Le lecteur, cependant, épouse le trouble. Il l’accueille et accepte d’être, à certains moments, perdu ; à l’image des personnages. Les sujets s’évaporent dans la confusion volontaire des ils et des elles, questionnant notre vision du réel.

« Elles seraient encore la cible de la haine, parce qu’elles représentaient l’inacceptable, dont tous étaient curieux sans vouloir en être. Leur existence ébranlait les règles établies : l’évolution sociale et biologique préfère ce qui fonctionne plutôt que prendre des risques. »[3]

GENRE LITTÉRAIRE

Dans cette course vers une liberté espérée, les épicènes tendent à en rencontrer d’autres afin de construire une communauté faite de semblables avec lesquels ils pourraient évoluer sereinement. Cette quête pose alors la question de la diversité comme élément fondamental de notre évolution intellectuelle. Ne peut-on vivre qu’avec ceux qui nous ressemblent (physiquement, intellectuellement, idéologiquement) ? En ce sens, le roman prend une tournure de conte. Les personnages sont de jeunes gens ou des adolescents cherchant l’idéal dans une société grillagée, étouffée par ses propres codes.

Le conte se caractérise par la jeunesse des héros qui, dans leur périple, rencontrent des épreuves plus ou moins éprouvantes, humaines ou matérielles, qui les feront évoluer. Un personnage, généralement âgé, vient avertir d’un danger. C’est l’allié ou l’opposant. L’apparence et l’attitude de celui-ci, n’étant pas toujours avenantes, invitent à la méfiance et renforcent le vertige et le doute des héros. Il est, ici, incarné par le vieux au sac rempli d’armes à feu qui donne l’impression de vouloir les aider à fuir ce monde qui ne veut pas d’eux. De plus, le cadre narratif est réaliste. La géographie et la temporalité sont définies ; bien qu’imprécisées. On imagine que les personnages vivent dans une ville de taille moyenne, à l’époque qui est la nôtre, celle du présent, de l’écriture. De cette réalité, émergent des éléments étranges qui feraient basculer le récit dans le fantastique. Les personnages sont traqués pour leur étrangeté, leur anormalité qu’ils auraient en eux. Leur désir serait de pouvoir expulser cette étrangeté pour la faire vivre pleinement et résider en cohérence et en harmonie. Mais les épicènes sous la plume de l’auteur sont des créatures dignes de L’invasion des profanateurs, imaginées par Jack Finney, où l’autre se voit être traqué car l’inconnu est une menace causant « une peur de l’autre exacerbée jusqu’à la paranoïa. »[4]

« Vous provoquez une terreur décuplée. Parce qu’elle est insupportable pour nous, elle vous condamne à l’errance. Vous incarnez l’inconnu. L’inconnu remet tout en question et nous ne voulons pas remettre en question. Bien souvent, nous détestons nos vies, mais ne souhaitons surtout pas en changer. »[5]

Ainsi, l’auteur exploite les codes des récits de science-fiction qu’il mêle à une esthétique adolescente – période trouble où les corps se construisent et s’identifient ; d’où l’importance de se réunir en groupe, en communauté. Parmi ses semblables peut-on vivre libre, dénudé du costume social fourni dès notre premier cri ?

« Il existait un refuge où les forces positives se focalisaient pour inventer des fraternités neuves. Elles découvriraient cet endroit, y seraient heureuses, et un jour, elles réapparaîtraient pour partager leurs savoirs. Et le monde en serait transformé. »[6]

L’INDIVIDU AU COEUR DU TROUBLE

Les histoires s’enchaînent et les personnages se nourrissent l’un l’autre dans une finalité, sous-entendue, dramatique. Ils s’envolent, s’estompent, s’effacent dans la désillusion et le désespoir. Thierry Crouzet n’écrit pas un conte noir pour adulte mais où il ouvre une fenêtre de laquelle un rayon lumineux perce les nuages gris du ciel. Le dernier chapitre, fondamental, offre une lueur d’espoir et propose un regard nouveau. Les protagonistes se délient et se réapproprient leur corps et leur chair.

En conséquence, plus qu’une question de genre, c’est celle de la différence qui nous est ici narrée à travers ce roman singulier. Grâce à la fiction, Thierry Crouzet aborde des sujets contemporains éthiques et sociologiques, rendus métaphoriques afin de laisser les lecteurs s’approprier le livre et y voir leur propre réalité. L’auteur s’amuse à croiser les genres qu’ils soient d’identité ou littéraires et nous invite à questionner notre rapport à l’autre.

Épicènes de Thierry Crouzet aux éditions À la flamme. 152 pages. Sortie le 10 juin 2025.

©DAVID VALENTIN

Révisé par Gwénaëlle FOLL

[1] Thierry CROUZET. Epicènes. Edition A la flamme. p.7

[2] Ibid. p.23

[3] Ibid. p.39

[4] Ibid. p.89

[5] Ibid. p.113

[6] Ibid. p.50

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