
Texte extrait du projet « Le Berger cosmique » en cours de rédaction. D’après des gravures et créations visuelles de l’artiste Sabine Delahaut, Claire Garand rédige une histoire en dix-sept tableaux et trois interludes en un va-et-vient créatif.
Ce passage se situe à la fin de l’histoire.
ÉTAPE 14
— Halte !
Les scintillantes se cabrent devant l’ancêtre. D’un souffle, ses fibres les arrêtent.
Plante tes pieds en terre, berger, et souviens-toi que la hauteur ne t’effraie pas.
Un rot étagé secoue la masse des tiges emmêlées. Dedans, la fermentation chauffe. Vois la fumée qui s’échappe, l’insoumise !
Son totem marque le début du territoire interdit à tes pieds. Obligation de quitter la terre qui soutient le fumier nourricier.
— Il fut un temps, dit son haleine chargée de paille tiède, où je cueillais, je courais, tu peux m’en croire, nul besoin de jambes pour s’enfuir. Aujourd’hui, je pourris sur pied et ma tête brûle.
Ainsi s’ouvrirent les oreilles, toujours à l’écart, prudent, un coup de ronces est vite arrivé.
En guise d’accueil, l’ancêtre lâcha des vents, par le sommet du crâne et par le dessous des entrailles. En réponse, les petites fleurs battirent des pétales avec soin.
— Passe ton chemin.
Par-dessus ? Par-dessous ? À côté ? Droit s’avança le berger désormais confiant, dans la chaleur des coudes qui le mordait, dans la puanteur du cloaque, dans la touffeur moite qui corrodait. Car, sans tête et les scintillantes au bras, on ne craint point.
— On ne veut pas de toi ici.
— Je viens du coin gauche de l’univers.
— Retournes-y !
— Je cherche la bête folle.
— Nous la trouverons et l’avalerons sans avoir besoin de toi.
Alors, les fibres l’enlacent à l’étrangler, le serrent, lui entrent dans la moelle, l’enveniment, le parcourent.
L’ancêtre le digérera-t-il ?
Les acides le pèlent aux os.
— Fais, dit le berger aux yeux sans paupières, car tu es ma peau.
ÉTAPE 15
— Tûûûûût !
Les lichens se hérissent et l’ancêtre vomit.
Du bout des doigts – car il n’a ni tête ni bouche –, le berger souffle dans le pipeau qui ameute le troupeau. Par les pores de la peau s’expulse l’air.
Sa tête, sa tête ! Ses mains la cherchent à travers les trous du pipeau, avec la souplesse du serpent. Avides, ils pénètrent le tuyau de bois et ressortent en quête.
Mais voici que le buis de l’instrument bourgeonne. Comme le bourgeon de son cou qui cogne pour percer, pour lancer lui aussi ses racines et ses pousses. Car elles s’entrecroiseront à toute vitesse en forme de crâne.
— Tûûûûût !
Dans cette tête neuve se formera le plan menant au carré mou de l’univers qui l’accueillera, lui dont le visage a fondu quand il a quitté la terre grattée-repoussée pour sortir à l’air libre d’entre les rochers ; il en reste sous ses ongles.
Là-bas, il ira avec la bestiole folle et il l’amadouera et sa folie deviendra joie.
Berger, souffle de tous tes doigts !
©CLAIRE GARAND