
L’exil en miroir brisé
Tout commence et tout finit à Roissy. L’aéroport comme sas ultime entre deux mondes : l’un que l’on a fui, l’autre que l’on n’a jamais complètement rejoint. Antonythasan Jesuthasan ouvre et referme Salamalecs sur une image implacable : Nandan, le narrateur, réceptionne la dépouille de son fils mort au combat. Le cercueil voyageur, comme une métaphore crue de l’exil, traverse la douane plus facilement qu’un vivant. Le roman ne part donc pas de la vie, mais de la mort, une mort qui concentre toutes les pertes : celles de la guerre, de la jeunesse, de la famille, et de l’illusion d’un refuge définitif.
Six soldats ont sorti de la carlingue le cercueil de mon fils pour le porter sur leurs épaules, à pas lents.
Le cortège était ouvert par un grand militaire à la barbe blonde, qui tenait sur son cœur une photo dans un cadre ouvragé. On y voyait notre garçon souriant, la tête haute, en uniforme et képi verts. Le chef de l’État l’a honoré d’un salut militaire. Avec leurs mouvements cadencés, les soldats ressemblaient à des statues vertes. Le bruit de leurs bottes résonnant à l’unisson m’évoquait les aboiements d’un chien en rut. Umaiyal tremblait en tenant ses fleurs. Elle serrait les lèvres pour ne pas sangloter. Son visage était baigné de larmes.
Salamalecs n’est pas un livre tête-bêche au sens classique : une seule couverture, un seul roman, deux textes non autonomes se partageant la reliure. Mais la sensation de renversement est réelle. Tourner le livre dans les mains, basculer physiquement pour lire une section, c’est reproduire le déséquilibre du personnage. La typographie devient geste narratif. Comme si la mémoire, pour affleurer, exigeait que le lecteur se mette lui aussi dans une posture inhabituelle afin de rompre avec la linéarité de sa lecture.
Salamalecs se rejoint sur La Marseillaise en français et en tamoul.
Pendant l’entretien de naturalisation, les agents de la prétecture demandent qu’on leur cite dix mon-tagnes, dix fleurs, partois dix rois de France. Il. demandent quels sont les prix les plus prestigieux accordés dans ce pays. Et ils demandent toujours, a ce qu’on m’a dit, qu’on leur chante La Marseillaise.
Les yeux clos, je me suis mis à fredonner: « Allons enfants de la Patrie… » Une idée lumineuse m’est apparue: j’allais chanter plus fort pour que ma voisine entende. Elle pianotait sur son téléphone, croyant Peut-être que je marmonnais des mantras dans une langue exotique. Je suis parvenu à chanter les deux Premiers vers de l’hymne, mais ma langue a tourché au troisième. Quant au quatrième, je ne m’en souvenais pas du tout. Je m’étais pourtant répété le texte au moins cent fois la nuit précédente! Quand je récite en tamoul, c’est autre chose.
Ce choix de structure n’est pas qu’un jeu littéraire : il incarne la division intérieure de celui qui vit entre deux histoires, deux langues, deux géographies et qui ne peut s’installer complètement dans aucune. L’exil, ici, n’est pas un mouvement linéaire mais un cercle, parfois vicieux, où le point de départ et le point d’arrivée se confondent.
Antonythasan Jesuthasan manie un humour discret, parfois acide, comme une arme à double tranchant. Il se moque de lui-même, de ses maladresses en France, de l’absurdité des formulaires, non pour se dédouaner, mais pour respirer dans le récit. Cette ironie allège sans déminer, laissant la douleur intacte sous la lucidité.
Traduit du tamoul par Laeticia Ibanez, Salamalecs conserve une oralité tendue, une alternance de densité et de fluidité qui rend la lecture presque musicale. Les motifs éclatants de la couverture Zulma prolongent la polyphonie du texte : un tissage de lignes et de couleurs comme un tissage d’identités. À la fois fiction et témoignage, Salamalecs est aussi un cri politique. Celui d’un ancien enfant-soldat devenu écrivain, qui met en récit les fractures laissées par la guerre, l’exil et les compromis nécessaires à la survie. Un roman qu’il faut lire deux fois, dans deux sens, pour en saisir toute la portée et accepter qu’aucun des deux ne mène à une réconciliation.
Salamalecs, Antonythasan Jesuthasan, 320 pages, 22.50 €
https://www.zulma.fr
Parution le 28 août 2025
© Sophie Carmona