MARINA TSVETAÏEVA, SOUS NOS BRAS LE PRINTEMPS

Marina Tsvetaïeva

Marina Tsvetaïeva demeure l’une des figures les plus incandescentes de la poésie du XXème siècle, incarnant jusque dans sa chair, ses choix, ses mots, une ardeur dont la force polémique se répercute à la fois dans ses recueils et dans sa correspondance.

Marina Ivanovna Tsvetaïeva naît en 1892 à Moscou dans une famille appartenant à l’intelligentsia russe. Son père, Ivan Vladimirovitch Tsvetaev, est professeur d’histoire de l’art et fondateur du Musée des Beaux-Arts de Moscou, sa mère, Maria Pavlovna Mein, est pianiste, issue d’une famille d’origine polonaise. L’environnement familial donne à Marina une éducation ouverte aux langues, aux arts et à la culture européenne. Elle apprend très tôt le français et l’allemand, qui lui permettent de lire dans le texte les poètes occidentaux, expérience qui marquera durablement sa sensibilité. La mort prématurée de sa mère en 1906, lorsqu’elle a quatorze ans, imprime déjà un sceau de perte et de séparation qui hantera son imaginaire.

Marina publie son premier recueil, Album du soir (Véčernij albom), en 1910, encore marqué par le symbolisme, mais déjà d’une intensité lyrique singulière. Le recueil Lanternes magiques (Volšebnyj fonar’), en 1912, témoigne d’une recherche formelle plus audacieuse. L’expérience biographique et l’Histoire bouleversent rapidement cette trajectoire. La Révolution d’Octobre, la guerre civile et la famine laissent Tsvetaïeva dans une situation de dénuement extrême. En 1920, sa fille cadette, Irina, meurt de faim dans un foyer moscovite. Cette expérience de perte irréparable ne disparaît jamais de sa mémoire et resurgira sous forme de cris inouïs dans ses poèmes.

L’année 1922 marque le début de l’exil. Marina quitte Moscou en mai avec sa fille Ariadna pour rejoindre son mari, Sergueï Efron, ancien officier de l’armée blanche, installé à Berlin. L’itinéraire de l’exil la conduit à Berlin (1922), à Prague (1922-1925), puis à Paris (1925-1939). Cette période est à la fois la plus féconde et la plus douloureuse. Elle compose Le Poème de la montagne et Le Poème de la fin (écrits entre 1924 et 1927), ainsi que le recueil Après la Russie (Posle Rossii, 1928), qui cristallise la condition de l’exil. La pauvreté est constante, la reconnaissance littéraire faible, les rapports avec la diaspora russe tendus.

Dans une lettre à Rainer Maria Rilke, écrite en 1926, elle confie : « Je n’ai pas de sol sous les pieds »¹. Cette formule, qui peut paraître métaphorique, est en réalité l’expression la plus concrète de son expérience de déracinement. Elle ne renvoie pas seulement au fait de vivre hors de Russie : elle signifie une perte de continuité, de familiarité, de communauté linguistique et culturelle.

Le recueil Après la Russie, publié à Paris en 1928, met en évidence cette perte. Dans le poème liminaire, elle écrit : « Mon pays m’a refusée / Mais j’ai refusé son joug » ². Le vers traduit l’ambivalence de l’exil : rejet subi, mais aussi choix affirmé, double négation qui devient fondement d’une parole poétique. Plus loin, elle note : « Je suis seule avec ma patrie, comme avec une douleur »³.

Tout au long de son œuvre, l’espace du poème devient celui de la perte et du combat. Tout poème s’y affirme comme résistance à l’effacement, lutte contre la fatalité, quête de recommencement. Eclats du vers, fragmentation, invocation d’un absent qui ne répondra plus — patrie, langue ou bien-aimé…  Sa vie durant, Tsvetaieva verra dans l’écriture un acte de résistance contre la disparition.

Dans son recueil Insomnie, la nuit devient le territoire privilégié d’une agitation intérieure d’où surgit l’événement du poème. La ponctuation amplifiée, le rythme haletant, les images fortes – souvent liées à l’obscurité et aux éléments naturels de la nuit – structurent ce chant inouï. En résonance avec les premiers vers du recueil Le ciel brûle : « Du monde des visions nocturnes / Nous – les enfants – sommes rois. »

Le refus de compromettre son art, l’exigence de demeurer au plus vif de la langue, le choix d’un ton le plus souvent oraculaire et fragmenté : tout témoigne chez elle d’une force à la fois destructrice et vitale. La poétesse s’affirme dans sa radicale indépendance, refusant d’accommoder la parole à la doxa ou aux modes passagères.

Tsvetaïeva n’abandonna jamais le russe comme langue d’écriture, malgré la difficulté de publication et l’absence de lectorat immédiat en France. Dans ses carnets, elle écrit : « Changer de langue, c’est changer de patrie. Ma patrie est ma langue »⁴. Cette fidélité absolue rend l’exil encore plus extrême : écrire dans une langue dont presque personne autour d’elle ne peut être lecteur. La passion pour sa langue natale devient attachement indéfectible, même au prix de la marginalité.

La Russie est pour Tsvetaïeva un pays continuellement présent par fragments, images, réminiscences. Dans un poème de 1924, elle écrit : « Les rues sont restées, mais elles ne sont plus miennes » ⁵. Ce vers condense la fonction de la mémoire : présence spectrale, irréductiblement séparée du présent. L’écriture devient alors tentative de maintenir vivant ce qui est objectivement perdu.

À Prague comme à Paris, Tsvetaïeva se sent marginalisée. L’émigration russe ne l’accueille pas pleinement ; on lui reproche son style abrupt, son refus d’adhérer aux canons esthétiques des revues émigrées. Elle-même note : « Je suis étrangère parmi les étrangers »⁷. Cette solitude devient la condition de sa poésie : « La poésie est toujours une expérience solitaire » écrit-elle dans son essai L’Art à la lumière de la conscience⁸.

Écrire, même sans lectorat, même sans argent, même sans reconnaissance, devient un acte de fidélité à soi-même. Dans une lettre à Boris Pasternak, elle écrit : « Que j’aie ou non des lecteurs, je n’ai pas le choix. Je suis la servante de mes vers »⁹. L’exil transforme la poésie en nécessité vitale, au-delà de toute fonction sociale.

La misère matérielle, l’impossibilité d’un retour simple en URSS, l’arrestation de son mari et de sa fille après 1939, enfin l’isolement extrême en 1941, composent le contexte qui la conduit au suicide. Le 31 août 1941, à Ielabouga, elle « partit sans être vu[e] / Emportant le mot le plus précieux. » (Le ciel brûle).

Marina aura vécu des amitiés fortes, qui lui auront donné la force de vivre cette vie brisée. Avec Anna Akhmatova, qui reste en URSS, elle n’a cessé de résister intérieurement à la terreur politique ; avec Ossip Mandelstam, elle s’est confrontée frontalement à l’Histoire et à la mort ; avec Khodasevitch ou Ivanov, émigrés, la poésie prend la voie d’une célébration de la vie, critique ou ironique.

L’échange épistolaire entre Tsvetaïeva et Rilke (mai à septembre 1926), véritable passion par lettres et, pourrions-nous dire, par correspondance — constitue un sommet de poésie. Présentée à Rilke par Boris Pasternak, la poétesse engage avec l’auteur des Sonnets à Orphée une relation mutuelle d’admiration mais, surtout, de partage d’une foi quasi mystique en la poésie. Dans leurs lettres transparaît l’idée que la poésie précède et dépasse toute chose. Leurs voix, partageant l’amour et le besoin de communier dans le verbe, expriment toute la réalité de l’élan poétique : une force fusionnelle qui tente de braver la distance, le temps, la maladie, et la mort. L’ardeur de la langue y est à la fois désir d’incarnation et accès à une dimension supérieure de l’être. L’échange avec Rilke témoigne de la nécessité éternelle de poursuivre le chant même au sein de la nuit du monde.

Tsvetaïeva aura fait de l’exil non pas un thème parmi d’autres récits, mais bien plutôt la structure fondamentale de l’expérience poétique. L’exil, pour la poétesse, devient la figure de la poésie elle-même : un arrachement. « Tout poète est par essence un émigré, même en Russie » écrit-elle en 1932¹⁰. L’exil est la condition du poète, sa première nature. Pour Tsvetaïeva, l’errance demeure l’essence. Ce qui brûle dans l’absence de pays, de langue partagée, de foyer, brûle la langue.

L’œuvre de Marina Tsvetaïeva s’est entièrement tenue dans l’intensité, dans le refus du compromis, dans un rapport au monde que seule la poésie pouvait transfigurer. Nous repenserons toujours à ces vers du Ciel brûle, qui portent à eux seuls tout l’espoir et donnent courage quand tout semble perdu : « Nous sommes les maillons d’une chaîne magique / Et dans la bataille ne perdons jamais courage. / Le dernier combat est proche, / Et périra le royaume des ténèbres. » (Le ciel brûle). Nous repensons à cette phrase, entendue un jour au détour d’une chambre mal éclairée d’un vieux Château mythique qui semblait emprisonner les siècles dans l’éternel retour d’une rêverie : La Magie est le courage des Hommes.

Lorsque nous relisons ses poèmes, nous avons envie de sortir « Boutons d’or et pavots à la main », pour lire sur la pierre du soir toutes les promesses du lendemain, pour se rappeler infiniment son chant vivifiant, passants face à son ombre bienveillante : « Si vous saviez, passants, attirés / Par d’autres regards charmants / Que le mien, que de feu j’ai brûlé, / Que de vie j’ai vécu pour rien, / Que d’ardeur, que de fougue donnée / Pour une ombre soudaine ou un bruit… ». Nous n’oublierons jamais « combien de tristesse noire / Gronde sous ses cheveux clairs ». Le sang frappait à ses tempes et ses boucles bouclaient. Quelque chose cependant nous empêche de sombrer tout à fait dans la tristesse, et laisse transparaître dans nos yeux une lueur de joie : nous savons, avec elle, pour elle, nous comprenons qu’à jamais « De [ses] vers, comme des vins précieux, / Viendra le tour. », ses poèmes reviendront en boucle de la mémoire, ces vers toute la nuit sans cesse répétés. Au sein même de l’exil, meurtris par les blessures, nous sentirons l’ivresse de sa poésie gagner nos cœurs : au rendez-vous donné nous viendrons en retard, nous aurons sous nos bras le Printemps.

Notes

  1. Marina Tsvetaïeva, Correspondance à trois. Rilke – Pasternak – Tsvetaeva, trad. Lily Denis, Paris, Gallimard, 1983, p. 119.
  2. Marina Tsvetaïeva, Après la Russie, trad. Véra Lossky, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 15.
  3. , p. 21.
  4. Cité dans Alyssa W. Dinega, A Russian Psyche: The Poetic Mind of Marina Tsvetaeva, Madison, University of Wisconsin Press, 2001, p. 145.
  5. Marina Tsvetaïeva, Après la Russie, op. cit., p. 87.
  6. , p. 92.
  7. Marina Tsvetaïeva, Correspondance avec Rainer Maria Rilke et Boris Pasternak, trad. L. Denis, Paris, Gallimard, 1983, p. 203.
  8. Marina Tsvetaïeva, L’Art à la lumière de la conscience, dans Essais et articles, trad. Véra Lossky, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992, p. 56.
  9. Marina Tsvetaïeva, Correspondance à trois, op. cit., p. 175.
  10. Marina Tsvetaïeva, citée dans Youlia Maritchik-Sioli, « “Tout poète est par son essence un émigré” : Marina Tsvetaeva et l’exil », ILCEA, 34 | 2019.
  11. © Guillaume Dreidemie

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